Touraine, le sociologue en actes
Âgé de 97 ans, Alain Touraine, ami de la gauche du réel, nous quitte en laissant derrière lui un précieux héritage
Entre les libéraux et les marxistes, entre Bourdieu et Boudon, entre le déterminisme mécanique et l’individualisme conservateur, il y avait Touraine. Alain Touraine, l’ami de la gauche et de la liberté, le théoricien des mouvements sociaux, le praticien du monde ouvrier, le sociologue de la lutte, de l’invention sociale et de la réforme émancipatrice.
Notre Touraine, au fond, socialiste et démocrate, érudit et pédagogue, philosophe autant que sociologue d’une gauche ouverte, proche du combat des travailleurs et soucieux des réalités incontournables pour toute action progressiste.
Au Nouvel Observateur, à Libération et, aussi, près de notre journal, Alain Touraine a toujours été solidaire de la presse libre. Il a toujours rêvé d’une utopie concrète sans oublier les nécessités de la réforme, toujours écouté le mouvement de la société pour en tirer des leçons pour l’action, toujours suivi la maxime de Jaurès, « aller à l’idéal et comprendre le réel ».
Il n’avait, au départ, rien de prolétarien. Issu d’une famille aisée du Calvados, d’un père médecin renommé, il a commencé d’apprendre le monde dans les livres, qui ont fait son enfance. Élève doué, ardent, boulimique, il est à Normale Sup en 1945, il fait des études d’histoire à la Sorbonne avec le professeur marxiste Ernest Labrousse. Les livres sont aussi une fenêtre sur la vie : il se fait embaucher dans une mine de charbon, puis travaille chez Renault comme ouvrier.
Il lit en même temps Georges Friedmann, sociologue du machinisme : c’est la révélation. Discipline embryonnaire, la sociologie devient sa vocation, entre théorie et pratique, à l’affût de tout ce que la société des années soixante, celle des Trente Glorieuses, recèle de luttes, de contradictions et de créations.
Il vit avec passion mai 68, professeur de Cohn-Bendit, son avocat, aussi, auprès des autorités, cherchant à éviter la violence sans brider le mouvement, pour en devenir l’un des interprètes, procureur du conservatisme et militant du changement social, loin des rigidités marxistes et des intolérances du gauchisme idéologue.
Il est dès lors l’un des principaux intellectuels français, père d’une école de sociologie libre et féconde, combattant universaliste à l’écoute des luttes particulières, féministes, écologiques, antiracistes, régionalistes ou autogestionnaires, compagnon de route de la CFDT, boussole intellectuelle du rocardisme
Ami de Lefort, de Morin, de Furet, proche par ses liens familiaux des militants et des intellectuels latino-américains, père de Marisol et de Jean, il est un social-démocrate internationaliste, engagé auprès des démocrates chiliens, des ouvriers de Solidarnosc ou des dissidents chinois. À la fois sérieux et chaleureux, toujours au plus près de l’actualité, il est venu souvent, appelé par Jean Daniel, enrichir les conférences du Nouvel Observateur dont il a été l’un des plus fidèles soutiens, critiqué par les libéraux, honni par les bourdieusiens.
Il lègue plusieurs livres fondamentaux – Sociologie de l’action, le Monde des Femmes, Qu’est-ce que la Démocratie – un courant de pensée fécond, illustré par un François Dubet ou un Michel Wieviorka, mais surtout un inlassable optimisme, étranger à toute illusion, qui procède seulement de la lucidité et de l’engagement.