Transhumance(s)

par Bernard Attali |  publié le 05/07/2024

Gilles Deleuze a dit un jour : « Je suis bête, mais pas au point de voyager ». Et si ce n’était pas une plaisanterie ?

C’est reparti ! Des millions de touristes s’apprêtent à faire des selfies sur les plus beaux sites de la planète. Comment ne pas s’interroger devant les excès de cette transhumance ? Un milliard et demi de voyageurs, dont 95 % presque tous en même temps, sur 5 % des espaces disponibles ! Asphyxiant des aéroports débordés, qui d’ailleurs pensent plus à vendre des cosmétiques hors taxe qu’à vous faire voyager de façon décente.

Le tourisme est responsable d’environ 10 % des émissions mondiale de CO2 et elles augmenteront d’au moins 25 % d’ici 2030. Les dégâts sur la « terre des hommes » sont considérables. Excessive consommation d’espaces naturels, pollution envahissante, hausse des prix, atteinte à la biodiversité, dégradation de sites magiques : les falaises d’Étretat, le Mont Saint-Michel, les calanques de Marseille, Venise, Dubrovnik, Bruges, Prague, Rhodes, le mont Fuji, Kyoto… Santorin accueille 3,5 millions de personnes chaque année dans près de 80 hôtels, alors que sa population ne dépasse pas 16 000 habitants…

« Le problème est très complexe. Comment concilier la nécessaire démocratisation du voyage et l’équilibre naturel ? »

Si j’avais le cœur à plaisanter, je soulignerais que le Mont-Blanc est aujourd’hui noir de monde.

Le problème est très complexe. Comment concilier la nécessaire démocratisation du voyage et l’équilibre naturel ? Entre les privilégiés qui veulent aller au bout du monde, les familles qui recherchent des vacances abordables, les jeunes contraints par le rythme scolaire et les seniors qui sont plus flexibles… Il est urgent qu’une organisation internationale se penche sérieusement sur la règlementation de ce tsunami. Ce n’est certainement pas l’actuelle OMT (Organisation mondiale du tourisme), si peu ouverte aux pays en développement, qui fera le job. Le tourisme représente aujourd’hui plus de 10v% du PIB mondial. On devine l’intérêt des grands groupes privés du secteur à contrôler cette instance !

Et puis les temps ne sont plus où les hommes devaient se rencontrer physiquement pour mieux se connaitre : les nouveaux moyens de communication établissent des passerelles inconnues hier. Le confinement due à la pandémie l’a d’ailleurs démontré. Réfléchissons : quel sens y aura-t-il à faire trois heures de queue pour entrevoir la Joconde au milieu de la foule, quand il sera possible de l’admirer au calme sur son écran de réalité virtuelle ?

Je sais : un ancien patron d’Air France ne devrait pas dire ça. Il est possible aussi que venant de quelqu’un qui a eu beaucoup l’occasion de voyager… ces lignes puissent paraitre provoquantes. Il reste que la « démocratisation du voyage », pour légitime qu’elle soit, a atteint son point limite. Le surtourisme est en train de tuer le tourisme.

Plusieurs siècles avant Gilles Deleuze un certain Blaise Pascal disait déjà que le grand drame des hommes était de ne pas avoir la sagesse… de rester chez eux.

Bernard Attali

Editorialiste