Trois expos, trois peintres, trois suicides

par Jérôme Clément |  publié le 28/10/2023

Van Gogh, au Musée d’Orsay, Nicolas de Staël au musée d’Art moderne, Rothko à la fondation Louis Vuitton. Des artistes majeurs, un point commun, tous suicidés

Nicolas de Stael, Agrigente, 1954 © Adagp, Paris 2023

Van Gogh peint comme un fou, plein d’enthousiasme, d’espoir, de mai à juillet 1890, soixante-dix toiles, au moins une par jour : des portraits, le village, la campagne d’Auvers sur Oise. Quand il ne peint pas, il dessine. Un dernier voyage, un nouveau lieu près de Paris où il pense se régénérer, après des internements, et un état souvent critique. La veille de sa mort, il peint cet ultime chef d’œuvre, « Trois racines ». Il se tue d’un coup un revolver le 29 juillet 1890. Il a trente-sept ans.

Nicolas de Staël naît en Russie en 1914.  Le 16 mars 1954 à Antibes, terrassé par une rupture amoureuse, il se jette de la terrasse d’une maison achetée peu de temps auparavant, après avoir vécu longtemps à Paris, puis au Castellet de Ménerbes. Il vivait seul, loin de ses enfants et ses amours compliquées. Mélomane, il laisse deux grandes toiles inachevées, « l’orchestre » et « le concert ». Dans les derniers mois, lui aussi a peint avec frénésie : objets quotidiens, mouettes dans le ciel, dans une échappée vers l’infini qu’il recherchait dans ses oppositions de couleurs vives juxtaposées. Habité par sa peinture comme Van Gogh, incapable de poursuivre cette insatiable quête, sinon dans l’abîme.

Rothko disparaît, plus âgé. Né en Lettonie, en 1903, Marcus Rotkovitch, devenu citoyen des États unis , confirme à son ami peintre Alfred Jensen un souvenir qui le hante : les cosaques prirent les juifs de son village et les emportèrent dans la forêt, où ils durent creuser une grande tombe. Rothko expliquait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe, et que d’une certaine manière, « elle était coincée dans son tableau ».

Ses dernières toiles sont constituées de grands à-plats horizontaux gris et noirs. Sauf, inachevée, une œuvre rouge, qui remplit tout l’espace. Est-ce ce souvenir des pogroms qui explique son suicide 67 ans plus tard. Il évoquait sa préoccupation constante de « l’infinité de la mort » . « La naissance de la tragédie » de Nietzsche le fascinait.

Les circonstances de la vie peuvent expliquer un geste qui interrompt brutalement une existence : « La folie » pour Van Gogh, le désespoir amoureux pour de Staël, la dépression et l’alcoolisme pour Rothko. Si tant est que l’on puisse réduire un suicide à une seule cause.

Ces trois artistes avaient en commun un goût de l’absolu, une quête personnelle de la signification de l’art, une réflexion philosophique ou mystique, un rapport complexe avec la réalité, un embarras voire un refus du succès pour de Staël et surtout pour Rothko. Cette attitude les éloignait de tous ces êtres vivants qui les encensaient en leur en demandant toujours plus.

À moins que, comme Van Gogh, cette frénésie de peindre jusqu’à l’épuisement ne vienne d’une nécessité intérieure. Artaud expliquait que c’était la société avait tué Van Gogh parce qu’il exprimait une vérité insupportable à entendre par ses contemporains. Propos polémique, mais qui dit bien que ces artistes hors du commun ne peuvent durablement coexister avec ceux qui les regardent.

Reste leur œuvre, admirable, que nous contemplons interloqués. Au-delà du choc esthétique, elle nous oblige à réfléchir sur cette société et sur l’art qu’ils ont si brutalement abandonné après en avoir été les plus grands interprètes, brûlés au feu de la création.

Jérôme Clément

Editorialiste culture