« Trump impose une vision totalitaire de l’histoire américaine »
Donald Trump a commencé à démolir l’édifice de la science et de la culture américaine. Une guerre éclair, contre les structures de la recherche publique, les plus grandes universités, et certains domaines régaliens de l’Etat, comme le Pentagone. Pour Jean Kempf, professeur émérite de civilisation américaine (Lyon-II) et spécialiste d’histoire de la photographie, une vision totalitaire s’impose peu à peu pour installer aux États-Unis une même lecture culturelle de son histoire.

LeJournal.info – L’attaque contre le monde de la culture et de la science rappelle-t-elle le maccarthisme des années 50 ?
Jean Kempf – Le maccarthisme visait en particulier les universités et les élites intellectuelles. Dans l’histoire américaine d’autres périodes peuvent faire écho. Au début des années vingt, le ministre de la justice Palmer a organisé une chasse aux sorcières visant les rouges, les anarchistes. C’est la fameuse affaire Sacco et Vanzetti. Ensuite le maccarthisme va frapper Hollywood, les élites culturelles, les universités, les diplomates…
Aujourd’hui on a affaire exactement à la même chose, les cibles principales sont les universités, les centres de recherche. Ce qui est très intéressant c’est qu’on cible aussi les centres qui relèvent du savoir scientifique, de la médecine à travers l’agence fédérale de la santé et de l’analyse. Les universités accusées de s’être laissées déborder par les propalestiniens qui proféraient des slogans antisémites sont aussi visées. Mais il ne faut pas se laisser avoir par cet écran de fumée.
Avec le ciblage des centres de recherche scientifique, n’y a-t-il pas un risque d’abîmer le lien entre la recherche fondamentale et les industries de pointes ?
Forcément. Les Américains un peu sensés disent : « On va nous couler comme la première puissance scientifique du monde. C’est notre industrie qui va en pâtir ». C’est ce qu’a déclaré immédiatement Jason Stanley, un collègue philosophe enseignant à Yale. Il a quitté Yale pour enseigner à Toronto. Ce petit-fils de survivant de la Shoah a écrit un livre sur le fonctionnement du fascisme et un autre sur l’effacement de l’histoire…
Comment réagissent vos confrères américains ?
Ceux qui me sont le plus proche sont dans une situation tellement déprimante qu’ils ne regardent plus la télé et évitent de communiquer par le web. Tout le monde a peur, sauf ceux dont le statut les protège. Beaucoup attendent que l’orage soit passé. Comme avec mes amis russes, j’évite de poser des questions par écrit, on communique par téléphone rapidement, j’évite de les mettre en danger par mes propos.
Quelle forme de résistance peuvent-ils exercer ?
Pour le moment tout le monde est sonné. Depuis quelques jours quelques leaders démocrates commencent à sortir la tête de l’eau en prenant la parole au Sénat, mais tous mes collègues éparpillés, en particulier ceux qui se trouvent dans des universités où il n’y a pas de syndicat, se sentent impuissants …
En tant qu’américaniste, où se situent les racines de ce mépris pour les élites scientifiques ?
L’agitation de l’équipe Trump est aussi une « kleptocratie », grosso modo ce qui s’est passé après la chute de l’URSS, les copains de l’homme fort du moment ont mis la main sur l’économie du pays.
Il y a aussi une revanche idéologique, il y a différents profils psychologiques, on a vu des articles sur la psychologie infantile de Elon Musk, la psychologie de Trump, qui a un rapport difficile au savoir … Cet esprit de revanche sera important à long terme, il s’appuie sur un anti-intellectualisme profond et récurrent dans la société américaine, qui nourrit la fibre nationaliste.
Tocqueville avait bien vu ce populisme naturel de la société américaine : les États-Unis se réveillent périodiquement comme une société blanche et coloniale qui n’a évolué qu’avec beaucoup de difficulté dans le temps long de l’histoire, d’où ces étapes récurrentes de revanche.
Le maccarthisme est une revanche sur le New Deal. Je crois qu’aujourd’hui on assiste à une vraie revanche de ce qui s’est passé depuis les années cinquante, il faut bien voir que la reconstruction idéologique de la droite et de la droite extrême américaine date des années soixante, même si ce n’est pas exactement le « trumpisme » sur lequel le président actuel s’est appuyé.
Vous faites allusion aux thèses du cercle « Heritage Fondation » ?
Tout à fait. Ce programme 2025 en est l’expression noir sur blanc. Et puis, il y a quelque chose d’intéressent dans la brutalité Trump : pour une fois, c’est quelqu’un qui fait ce qu’il a dit. « J’ai été élu sur un programme, je mets en œuvre le programme » .
Il y aurait donc une inspiration populiste, singulière, typique même, aux États-Unis ?
La société américaine n’est pas un pays qui chérit la loi comme les philosophes du 18ème siècle. On dit chez nous, « l’état de droit », aux États-Unis on dit « the rule of law ». Ici, la loi est plus importante que les hommes. Pour les Américains la loi est un instrument qui est au service de ceux qui ont le pouvoir de la faire. La Constitution américaine montre qu’elle n’est pas inspirée par les philosophes, c’est un texte fabriqué par des gens qui avaient des intérêts particuliers et qui ont construit une loi pour servir leurs intérêts.
Comment présenter alors le bloc au pouvoir à Washington ?
C’est ce que l’on appelle en anglais « the perfect storm » , on est devant une conjonction de facteurs qui se sont coagulés les uns par rapport aux autres. On a tout cela à la fois. Les traits profonds de la longue durée, déjà évoqué, plus d’autres formes, le pragmatisme par exemple. Le pragmatisme au sens philosophique du terme c’est de dire que l’idée est juste si elle fonctionne, c’est la puissance. Si vous couplez cela au calvinisme des origines, vous avez une trame de fond.
Sur le court terme, vous avez l’exacerbation du sentiment national, la perte d’influence dans le monde, n’oublions pas l’usure des guerres américaines à l’étranger. Ce pays est en guerre depuis 1945, il envoie des « boys » se faire tuer dans le monde entier. Enfin les guerres culturelles dont a parlé.
Et puis, à très court terme, vous avez un parti démocrate qui fait n’importe quoi, qui se plante stratégiquement sur tout. Au final, un homme parvient à catalyser tout cela, à mettre ce monde ensemble et là, cela explose.
Comme historien de la photo, comment avez-vous réagi en apprenant le nettoyage des archives du Pentagone ?
Là, ce n’est pas le spécialiste qui réagit, mais le lecteur de Georges Orwell. Faire disparaître des éléments de l’histoire, ce n’est pas effacer les références du programme « diversité, équité, inclusion », le fameux sigle DEI, c’est un changement politique. On fait disparaitre des photos que l’on ne voit plus. Sur les photos, comme sur les livres, c’est un vieux débat. Cette idée que l’électronique c’est bien mais c’est facile à détruire. Tandis que si vous devez détruire tous les livres, ils sont partout à des centaines d’exemplaire. Il y a une redondance des livres, existe-t-elle en informatique ? L’historien de la photo que je suis, vous dit que si on les supprime, c’est qu’elles sont importantes.
On est bien en train de réécrire l’histoire…
On a failli supprimer des clichés des aviateurs issus de l’Institut Tuskegge, qui ont formé la première brigade noire de l’armée américaine. Elles étaient stockées dans les archives de l’US Air-force. La recherche en cours fonctionne sur des mots clefs comme « black » et tous les concepts du DEI. Quand on sait que l’administration a demandé aussi de dénoncer les employés qui refusaient de supprimer ces images, on voit mieux l’étendue du désastre.
Cela rappelle d’autres choses…
J’ai récusé le terme fasciste pour éviter les comparaisons historiques faciles. Sur ce régime, ce qu’on peut dire je crois, c’est que le terme totalitaire est juste. Attention, totalitaire pas au sens de l’Union Soviétique. Mais un régime qui voudrait imposer à la totalité du pays une même lecture culturelle. Totalitaire est le contraire de pluraliste. Or les États-Unis se sont construits sur une idéologie pluraliste. Totalitaire dans le sens ou la totalité de la culture doit répondre à ce que le chef ou un groupe dominant a décidé.
Propos recueillis par Pierre Benoit
(*) Professeur émérite de civilisation américaine (Lyon-II)