Turquie : laïcité pas morte !
Dans la Turquie islamisée par Erdogan, l’opposition de gauche vient de remporter un succès éclatant aux élections municipales. Dans la lutte planétaire contre l’islamisme conquérant, tout n’est pas perdu…
Infortune des commentateurs, déboire des prévisionnistes… Tous les sachants ou presque s’accordaient pour annoncer des élections municipales serrées en Turquie, habitués aux succès à répétition de Recep Tayyip Erdogan, qui règne sur le pays depuis deux décennies. Force des partis populistes dans le monde, islamisation progressive de la société turque par l’AKP, le parti du président, force irrésistible du sentiment religieux et nationaliste sur une planète déboussolée par la mondialisation : tout semblait favoriser le régime d’Ankara, en dépit de la confiance de l’opposition et des difficultés chroniques de l’économie turque.
Las ! C’est une véritable gifle qu’a subie Erdogan, qui a dû reconnaître sa cinglante défaite et souligner lui-même que son pays avait pris « un tournant » politique. À la grande surprise des analystes, l’opposition garde la majorité à Istanbul, première ville du pays, celle où le président avait entamé sa conquête du pouvoir, à Ankara, la capitale, et à Izmir, la troisième ville du pays. Pire pour le régime, l’AKP a été battue aussi dans plusieurs capitales provinciales d’Anatolie, considérées jusque-là comme des fiefs imprenables. L’opposition, forte de ces résultats, se prend à envisager à terme son retour au pouvoir.
Clin d’œil supplémentaire : c’est une formation sociale-démocrate, le CHP, qui sort victorieuse du scrutin, quand tous les savants politistes proclament partout la mort de la social-démocratie. L’AKP paie bien sûr sa longévité au pouvoir, l’inflation qui rabote sans cesse le pouvoir d’achat des classes populaires turques et les erreurs du gouvernement, qui avait fort mal géré les conséquences du séisme catastrophique qui avait frappé le pays pendant l’été 2023. Mais d’autres éléments ont joué, qui sont autant de raisons d’espérer pour les partisans de la démocratie.
Institutions solides
D’abord parce que les institutions républicaines mises en place après la chute de l’empire ottoman ont fait la preuve d’une certaine solidité. Même si Erdogan contrôle les médias et nomme systématiquement des affidés à la tête des administrations, l’opposition garde droit de cité et peut s’organiser légalement. Le président a d’ailleurs joué le jeu et admis son échec, à la différence d’un Donald Trump factieux et menteur. Aussi bien, la tradition laïque créée jadis par Kemal Atatürk reste forte en Turquie. L’AKP a poursuivi une politique d’islamisation systématique, dans l’enseignement notamment. Mais cette emprise, manifestement, finit par se retourner contre le parti dominant en indisposant des classes moyennes et supérieures influencées par les valeurs occidentales et mises au contact par la mondialisation des échanges et des communications avec un mode de vie plus libre et ouvert.
Autrement dit, la montée des forces identitaires, même dans un pays profondément marqué par l’islam comme la Turquie d’Erdogan, n’est pas exactement la vague irrésistible qu’on nous décrit à longueur d’articles sombres et d’essais résignés. La culture démocratique garde sa puissance d’attraction, qui oppose aux partis conservateurs la séduction de la liberté. Rien n’est joué pour autant : Erdogan est encore au pouvoir pour quatre années avant la prochaine élection présidentielle et son influence sur la société turque reste omniprésente. Mais pour la première fois depuis vingt ans, la gauche laïque peut regarder l’avenir avec un optimisme mesuré mais réel.