Un livre, deux films, trois mousquetaires…

par Laurent Perpère |  publié le 30/12/2023

Après avoir vu les deux films de Martin Bourboulon, Laurent Perpère a choisi de relire les 750 pages de l’original. Petit inventaire des bonnes raisons d’aimer le grand Alexandre Dumas

D.R

Un roman de la jeunesse. D’Artagnan a 18 ans, Athos 25 ans (eh oui, seulement 25 !), la sombre Milady elle-même 25 ans. Une jeunesse ivre de la vie, ardente à l’aventure, insouciante de la mort, celle des amitiés pour toujours et des susceptibilités à fleur de peau.

Un titre de génie.

C’est bien Dumas qui a raison, bien entendu. Les mousquetaires ne sont que trois pendant les deux tiers du livre, et personnages plutôt secondaires d’ailleurs. D’Artagnan n’est fait mousquetaire qu’après un exploit des quatre amis lors du siège de La Rochelle, et devinez par qui : le Cardinal lui-même. Titre ironique donc, et pour toujours doublement trompeur.

Les Mouquetaires.

Si ce corps d’élite des troupes royales est connu plus que tout autre, c’est bien grâce à Dumas (et sans doute à Edmond Rostand et ses cadets de Gascogne). La plume au chapeau, le verbe haut, l’honneur à fleur de peau, la loyauté sans partage, l’épée (et non le mousquet) au poing, ils donnent une image idéale de vertus viriles auxquelles se sont identifiées des générations d’enfants et de moins jeunes. Et, vertu suprême, le panache. La France, quoi !

Un héros (trop) idéal.

Hobereau gascon plus que pauvre monté à Paris pour faire fortune, d’Artagnan est l’un de ces héros romanesques du XIXe, les Rubempré, Julien Sorel, Rastignac. Comme pour eux, le roman est roman d’apprentissage. Mais en fait d’apprentissage, c’est un peu maigre. D’Artagnan reste lui-même de bout en bout, à l’image des héros de romans de chevalerie : pur, brave, généreux, désintéressé, d’une loyauté sans faille (ou presque) à sa dame et à son roi. Erroll Flynn, quoi. C’est rafraichissant et enthousiasmant quand on le lit pour la première fois dans la Bibliothèque verte. Mais peut-être, avec l’âge, préfère-t-on Athos ou Milady…

Athos.

Un héros brisé, enfermé dans son mutisme, porteur d’un lourd secret dont l’horreur le pousse à boire plus que de raison. Et pourtant, il est la noblesse même, la personnification de cette aristocratie libre et portant haut les valeurs de courage et d’honneur qui est en train de disparaître sous les coups de l’absolutisme et jettera ses derniers feux lors de la Fronde.

Athos prend une place croissante dans le livre, en même temps que s’affirme Milady, plus que d’Artagnan, parce que lui a franchi le cercle du feu. On l’aime avec une triste tendresse et on sera déchiré par sa mort, dans le Vicomte de Bragelonne.

Milady.

Alors là, on se régale. Une vraie méchante, un démon, l’âme damnée du Cardinal. Songez donc : il lui confie la mission d’aller tuer ou de faire tuer Buckingham en Angleterre, rien que cela, toute seulette. Elle est emprisonnée dès son débarquement, sans espoir, mais non : elle réussit, et l’assassinat de Buckingham met fin au soutien anglais aux Rochelais, et donc au siège. En somme, elle a sauvé la France, mais peu importe, elle reste un diable dont même Richelieu a un peu peur. Capable de séduire tout homme, un prêtre, le Comte de La Fère, alias Athos, Lord de Winter, le puritain Felton, qui va pour elle assassiner Buckingham et même le preux d’Artagnan, un instant infidèle à la fade Constance Bonacieux. Et quand elle ne séduit pas, elle tue, par le poignard ou le poison.

« Vous n’appartenez pas à l’espèce humaine », lui dit Athos. N’est-elle pas un fantasme en effet, elle qui, pourtant morte un fois par pendaison, poursuit son œuvre de mal ? Dommage que Dumas ne soit pas beau joueur avec cette héroïne majeure, et ne lui accorde pas une dignité à sa hauteur dans ses derniers moments.

Le bourreau de Béthune.

Dans les années 60, la chaîne de télévision unique passait des matchs de catch, commentés par Roger Couderc, où s’affrontaient notamment Roger Benchemoul, alias l’Ange Blanc, et le Bourreau de Béthune, avec sa cagoule rouge de pénitent. C’est dire la puissance de ce personnage formidable inventé par Dumas pour clore l’existence terrestre de Milady.

Les ferrets de diamant.

Personne ne sait au juste ce que sont des ferrets, mais la Reine, Buckingham, le Cardinal et le Roi n’ont aucun doute que c’est bigrement important. Sans ferrets, pas d’intrigue, au point que tout le monde pense que Les Trois Mousquetaires s’arrêtent au bal où ils scintillent sur la robe de la Reine. Erreur, on n’en est qu’à la moitié.

Le roman historique.

À la suite de Walter Scott en Angleterre, Dumas jusqu’alors dramaturge médiocre, donne ses lettres de noblesse en France au roman historique. Des héros de fiction au milieu d’événements historiques, voilà la recette féconde, façon de frissonner en côtoyant l’épopée à peu de frais. Ici, on fréquente l’intimité du Roi de France, ses petitesses et son pouvoir, on vit dans la tête du grand Cardinal, et on a le fin mot de l’assassinat (vrai) du tout-puissant Duc de Buckingham (vrai) par un obscur fanatique puritain, Felton (vrai) : pardi, c’est la machiavélique Milady (faux) !

Le roman gothique.

À croire que Dumas a voulu se faire un peu plaisir. Un cloître, une nuit de tempête, une maison solitaire, un jugement à la chandelle, un bourreau et son épée au loin, un corps décapité qu’on jette à la rivière, brrr ! Mais avant aussi, l’épisode de l’emprisonnement et de l’évasion de Milady du château de Lord de Winter, et mieux encore l’extravagant récit qu’invente Milady pour convaincre Felton de son innocence bafouée, ne dépareraient pas dans un de ces romans gothiques inventés en Angleterre avec Le Moine ou le Château d’Otrante, dont raffolaient alors les lecteurs européens. Et Dumas, dramaturge, n’ignorait pas les ficelles horrifiques du Boulevard du Crime.

Le roman-feuilleton.

On le sait, Dumas avec Eugène Sue, le grand Balzac et d’autres est l’un des auteurs majeurs de cette littérature qui bouleverse le monde de la presse. La publication en feuilleton implique une nouvelle forme d’écriture au galop qui multiplie les rebondissements pour tenir en haleine le lecteur (mais parfois aussi tire à la ligne faute d’inspiration ou de temps). Avec eux, les abonnements explosent et les tirages passent de quelques milliers à quelques dizaines de milliers. En somme, dans l’écriture et le modèle économique, rien de changé entre Le Siècle ou La Presse et Canal ou Netflix.

La postérité.

On ne compte pas les reprises, les adaptations, les imitations, les pastiches. Dumas lui-même a poursuivi, jusqu’au crépusculaire Vicomte de Bragelonne, où les héros, fatigués, ploient sous la chape de l’absolutisme, comme Porthos sous la voûte de Belle-Isle. Derniers en date, les films de Martin Bourboulon, assez libre adaptation de l’intrigue, sous influence de l’esthétique et des thématiques de Game of Thrones.

Décidément, rien ne vaut le bonheur d’une (re)lecture des Trois Mousquetaires, façon de retrouver les émerveillements de l’enfance. Et promis, après, on attaque Le Bossu : « Touchez ma bosse, Monseigneur ! »

Laurent Perpère

chronique livre et culture