Un moteur à explosions

par Bernard Attali |  publié le 14/06/2024

La montée des populismes un peu partout mérite une réflexion que peu de responsables politiques osent mener

C’est un travers bien connu : maudire les conséquences quand on est responsable des causes. Particulièrement en France, au moment où toute la classe politique fait semblant de découvrir le poids des extrêmes dans l’opinion.

Depuis plusieurs décennies, les salariés aux États-Unis, en Europe ou au Japon ont vu leur situation se dégrader. Environ 70 % des ménages des pays développés ont affronté une baisse de leur revenu au cours des quinze dernières années. Partout, les salaires ont connu  un sérieux coup de frein dans les périodes de baisse des profits, mais sans rattrapage sérieux lorsque la conjoncture s’est améliorée. Dans le même temps, les dividendes du capital n’ont cessé de croître, témoin l’évolution de la part des salaires dans le PIB mondial.

Les conséquences sont connues : explosion des inégalités, montée de la pauvreté, frustration sociale, etc. Depuis les années 1980, les 1 % les plus riches ont capté 27 % de la croissance des revenus, 26 grandes fortunes cumulent une richesse égale à celle d’une moitié de l’humanité et l’ascenseur social s’est bloqué, puisque le diplôme ne protège plus du déclassement. En même temps, la part de la population  au-dessous du seuil de pauvreté a dépassé 10 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE, 15%  en France. Quant aux États-providence, ils ne font plus face par manque de moyens.

On veut nous faire croire que le désir d’égalité se réduirait à la simple jalousie du défavorisé à l’égard du nanti. Analyse simpliste. La lutte pour l’égalité, au-delà de la recherche d’un nivellement illusoire ou d’ une quête de justice, est aussi et surtout une question de cohésion sociale. Sans équité, le tissu social se déchire. Quand les très grandes fortunes ne paient pratiquement pas d’impôts (cf. Le Monde du 13/05/2024), allez expliquer au peuple que la mondialisation sera heureuse !

Sauf volonté politique très forte, le moteur continuera à produire ses explosions. Parce que les nouvelles technologies (numériques aujourd’hui, cognitives demain, génétiques après-demain…) accélèrent l’histoire avec une brutalité inouïe. Il a fallu 500 ans pour passer de Gutenberg à l’imprimante informatique et quelques années à peine pour rendre possible l’imprimante 3D. Alors arrêtons de nier l’évidence : à l’heure des robots interconnectés, la réduction du travail humain est un mouvement irréversible. Les emplois de demain ne bénéficieront pas aux chômeurs d’aujourd’hui. Ni à leurs enfants s’ils sont mal formés.

Que faire ? Crier « vae victis » ( « Malheur aux vaincus ») et laisser les victimes crever au bord de la route ? Ou conserver aux plus démunis un minimum de dignité et d’espoir ? La vertu du débat actuel est de  nous faire comprendre combien il est impératif de concilier équité et efficacité. Aucune société ne peut progresser de manière cohérente et stable avec un corps social éclaté, une minorité de privilégiés et une masse de laissés pour compte.

Il devient urgent de repenser ce vieux système d’exploitation sournoise, de perpétuelle mise en concurrence, qui opprime en silence. Jusqu’au jour où la résignation de ceux d’en bas cède devant les excès de ceux d’en haut. Et c’est l’explosion.

Bernard Attali

Editorialiste