Fin de vie : « Une avancée historique mais… »

par Laurent Joffrin |  publié le 13/03/2024

Pour les responsables de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD), le projet du gouvernement est un grand progrès mais comporte « beaucoup d’incertitudes »

Un membre de l'Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) participe à un rassemblement à Paris, à l'occasion de la "première journée mondiale" pour la légalisation de l'euthanasie en 2008 -Photo BORIS HORVAT / AFP

Emmanuel Macron vient de dévoiler (dans La Croix et à Libération) les grandes lignes du projet sur la fin de vie qu’il soumettra prochainement au Parlement. Le président a choisi de faire évoluer la loi, en légalisant « l’aide à mourir », tout en prévoyant de strictes conditions, marquées par une grande prudence.

Il parle d’un « accompagnement réservé aux personnes majeures (…) capables d’un discernement plein et entier ». Il exclut du champ de la loi « les patients atteints de maladies psychiatriques ou de maladies neurodégénératives qui altèrent le discernement, comme Alzheimer ». Seules pourront le demander « les personnes atteintes d’une maladie incurable et un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme (…) ayant des souffrances – physiques ou psychologiques (…) – réfractaires, c’est-à-dire que l’on ne peut pas soulager ».

Le projet revient à légaliser sous conditions le suicide assisté, mais récuse l’euthanasie, qui ne sera possible que lorsque la personne sera physiquement incapable de faire elle-même le geste qu’elle a choisi.


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Entretien avec trois responsables de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD), Noëlle Chatelet, Elsa Walter et Jonathan Denis, qui militent depuis longtemps pour le droit au suicide assisté et à l’euthanasie.

LeJournal.info – Comment réagissez-vous au projet d’Emmanuel Macron ?

Jonathan Denis – Par le soulagement. Nous avons un projet et un calendrier, alors qu’auparavant nous étions dans l’attente et l’incertitude. Et pour la première fois en France, l’aide à mourir que nous réclamions depuis si longtemps va entrer dans la loi. C’est à coup sûr une avancée historique. Ensuite, il y a beaucoup à dire sur le texte et ce sera au Parlement de juger le projet et éventuellement de l’amender.

Quels sont les points qui vous paraissent discutables ?

Jonathan Denis – Il y a beaucoup d’incertitudes.Je crains que le texte ne laisse de côté, par exemple, les personnes atteintes de la maladie de Charcot, ou de maladies neurodégénératives, comme la sclérose en plaques. En exigeant un pronostic vital de court ou moyen terme, on place ces patients dans une situation impossible. Ces pronostics sont difficiles à établir, la date est par nature incertaine et ces délais risquent de retarder indéfiniment la décision. De même l’idée de soumettre la demande à un collège de médecins risque de conduire à des délais très longs, comme c’est le cas en Espagne, où il faut parfois attendre 70 jours. Souvent les malades qui ont fait leur demande meurent avant d’avoir la réponse. En un mot, certaines conditions posées sont très contraignantes et risquent de fermer cette aide à mourir à beaucoup de ceux qui en ont besoin.

« Nous parlons ici de patients atteints d’un mal incurable. C’est la maladie qui les tue et non le médecin »

Le projet suscite déjà la polémique. Les opposants posent une question abrupte : doit-on donner aux médecins le droit de tuer ?

Elsa Walter La question est mal formulée… Nous parlons ici de patients atteints d’un mal incurable. C’est la maladie qui les tue et non le médecin. Et quand on sait que la mort va arriver, que la maladie va tuer en provoquant auparavant une souffrance insupportable, que fait-on ? À notre avis, le rôle du médecin, c’est d’aider à ce que la mort survienne dans de bonnes conditions ou, en tout cas, dans les moins mauvaises possible. Quand on dit « soigner n’est pas tuer », on oublie souvent, en France, que la médecine doit aussi s’occuper de la mort. La mort fait partie de la vie. Elle concerne la médecine, qui doit aussi accompagner ces moments-là.

Noëlle Chatelet – Il y a un manque dans la formation des médecins, qui a été comblé dans les pays comme la Suisse ou la Belgique, où l’on donne des cours de philosophie morale pour les soignants. Ceux-ci savent que dans leur métier, la mort est là, qu’elle n’est pas un tabou. En Belgique, on ne dit pas « tuer » dans ces circonstances. On parle d’un « dernier soin ». Cela n’a rien de facile ni d’anodin et il faut tout de suite ajouter que les médecins n’ont pas d’obligation. Ils ont évidemment le droit de refuser. De même qu’on n’oblige pas tous les médecins à pratiquer l’IVG. Il faut qu’ils soient volontaires.

Quels sont les patients concernés ? Selon quels critères autoriser ce « dernier soin » ?

Jonathan Denis – Pour nous, ce sont des patients atteints d’un mal incurable avéré, pas forcément à brève échéance, mais qui subissent des souffrances physiques ou psychiques qui leur paraissent insupportables ou qui les placent dans un état de dépendance incompatible avec leur conception de la dignité. Le projet Macron est beaucoup plus restrictif.

Dans le cas de souffrances psychiques, il est possible que la patiente ou le patient évolue, qu’il ou elle juge à un moment sa situation insupportable, puis que l’envie de vivre encore l’emporte. Si l’aide à mourir intervient entretemps, il est évidemment trop tard…

Jonathan Denis – Il faut une demande réitérée, libre, réfléchie. Il y a des délais et une discussion approfondie. Il ne suffit pas de demander une fois pour que cela se fasse immédiatement. C’est plus une co-construction avec le médecin. Mais cela implique une inversion du consentement. Ce n’est plus le patient qui consent à ce qu’on lui dit. C’est le patient qui décide et c’est au médecin de consentir à accompagner. 

Noëlle Chatelet – C’est l’un des arguments des opposants : ils estiment que si les soignants sont proches des patients, si ceux-ci se sentent soutenus, aimés, le désir de mort s’éloigne…

« En Belgique, les médecins sont étonnés du petit nombre de demandes qui vont jusqu’au bout »

Cela peut arriver !

Noëlle Chatelet – Bien sûr. En Belgique, les médecins sont étonnés du petit nombre de demandes qui vont jusqu’au bout. Personnellement, je me vois très bien dans un cas comme celui-là, vouloir mourir dans un moment de désespoir, puis changer d’avis. On doit pouvoir en tenir compte. Cela demande une appréciation continue de la demande et donc un délai raisonnable, ni trop court, ni trop long.

Jonathan Denis – Il ne faut pas non plus que le médecin soit seul. En Belgique, le praticien doit demander l’avis d’un confrère, pour s’assurer que le mal est bien incurable, que la demande est réitérée et réfléchie et qu’on est bien dans le cadre de la loi. Mais le délai ne peut pas être infini. Sinon la personne mourra avant d’avoir pu obtenir ce qu’elle demande.

Elsa Walter – Il faut prendre en compte la possibilité d’un revirement et donc s’assurer de la réelle volonté des patients. Mais en tant que bénévole dans une unité de soins palliatifs, je pense qu’il ne faut pas non plus délégitimer leur parole. Il ne faut pas confondre la prise en compte de la vulnérabilité des patients et l’infantilisation de leur parole. Certains opposants pensent que les patients ne savent pas vraiment ce qu’ils disent et estiment qu’il faut leur montrer la voie. Le bon terme, c’est l’accompagnement, celui qu’on doit à la personne en fin de vie. Il faut écouter les demandes et non substituer sa propre volonté à celle des patients.

LJ – Combien de personnes seraient-elles concernées par une libéralisation de la loi, sur une année par exemple ?

Noëlle Chatelet – En Belgique, 5 % du total des décès viennent de demandes d’aide à mourir qui ont été jusqu’au bout, 2,5 % aux Pays-Bas. Si on applique à la France le même pourcentage qu’en Belgique, on arrive à environ 12 000 cas sur environ 600 000. C’est très minoritaire, mais ce n’est pas marginal. Il faut aussi rappeler qu’il y a en France 5 % de suicides chez les personnes âgées. Il est probable une partie de ces morts volontaires sont liées à l’absence de possibilité légale. Le suicide est par définition associé à une grande violence, à un drame d’une extrême brutalité. Ce n’est plus le cas s’il est accompagné. Dans ce cas, la volonté du patient est respectée dans une atmosphère plus sereine, plus apaisée.

Ma mère est partie volontairement à 91 ans. Or, elle aurait pu continuer à vivre un ou deux ans. Mais elle a eu peur de ne plus avoir la force de faire le geste elle-même, elle a donc préféré anticiper sa mort, ce qui lui a ôté un ou deux ans de vie. Et elle est morte seule, car toute personne qui aurait été présente aurait pu être accusée de non-assistance à personne en danger. Le suicide des personnes âgées est souvent lié à l’absence de loi. J’ai reçu des centaines lettres allant dans ce sens. Elles disent toutes la même chose : donnez-nous le moyen de partir en paix. C’est tout le sens des changements que notre association revendique depuis des décennies.

Le projet de loi prévoit la légalisation du suicide assisté, mais pas celle de l’euthanasie, sauf exception, le tout étant rebaptisé « aide à mourir ».

Elsa Walter – Dans le premier cas, c’est la personne qui fait le geste. Dans le second, c’est un tiers, un soignant volontaire, à la demande de la personne. En général, cela passe par une perfusion ou par la prise d’une solution létale qui endort le patient et provoque ensuite son décès en deux ou trois minutes. En Belgique, où les deux choses sont possibles, les patients choisissent majoritairement l’euthanasie.

« Ce qui compte, c’est le discernement de la personne qui s’exprime »

Fallait-il étendre l’aide à mourir aux personnes mineures ?

Elsa Walter – Ce qui compte, c’est le discernement de la personne qui s’exprime. Prenez le cas d’un adolescent de 17 ans souffrant d’un cancer des os, qui est l’un des cancers les plus douloureux. Faut-il lui refuser l’aide à mourir ?

Jonathan Denis – Emmanuel Macron en a fait une ligne rouge. Nous respectons sa décision. Mais la question se posera. En Belgique, la loi a été votée en 2002, puis étendue aux mineurs en 2014. Depuis, l’aide à mourir a concerné cinq patients mineurs. Rappelons aussi que la loi actuelle Claeys-Léonetti  sur la « sédation profonde et continue » vaut pour les mineurs et les majeurs.

LJ – Certains craignent que la légalisation de l’aide à mourir fasse peser sur les patients en fin de vie une sorte de pression sociale, morale ou même familiale, qui les inciterait à partir plus tôt, à abréger leur vie.

Jonathan Denis – Cela ne s’est vu dans aucun des pays qui ont légalisé le suicide assisté ou l’euthanasie. Ce n’est pas parce qu’une personne est âgée qu’elle cède à la pression, explicite ou diffuse. Rappelons aussi que les médecins gardent l’entière faculté de refuser les demandes. Penser que la pression sociale va multiplier les cas, c’est croire que les médecins vont perdre toute faculté de jugement et se rendre complices d’éventuelles pressions.

Elsa Walter – Dans le service où je travaille, les familles, la plupart du temps, ont l’attitude exactement inverse. Si elles entendent leur parent dire qu’il veut en finir, elles essaient de le dissuader. Le plus souvent, elles sont dans le déni. Elles ne veulent pas accepter que leurs proches disparaissent et l’encouragent à vivre.

Que pensez-vous de l’opposition des médecins travaillant dans des unités de soins palliatifs ?

Jonathan Denis – Il faut d’abord préciser les choses. Il faut distinguer entre l’organisme le plus opposé, la Société d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, la SFAP, qui compte 1 500 adhérents sur 10 000 soignants, d’une part, et le monde des soins palliatifs de l’autre, au sein duquel beaucoup de soignants et de bénévoles sont favorables à l’évolution de la loi. Dans une enquête effectuée par la Fédération des établissements hospitaliers d’aide à la personne, on constate que 60 % des soignants concernés sont favorables à une nouvelle loi. Ce n’est pas le cas de la SFAP. Mais celle-ci est issue d’une longue histoire où le dogme religieux joue un rôle important, même si les médecins opposés à la loi ne sont pas forcément des croyants.

« Il faut proposer aux patients un éventail de solutions, dont la première est évidemment le soin. Mais il faut aussi les écouter, plutôt que de décider à leur place »

Leur idée, c’est que le développement des soins palliatifs répond aux souffrances endurées par les patients…

Elsa Walter – À certaines d’entre elles, bien sûr, mais pas à toutes. Il faut proposer aux patients un éventail de solutions, dont la première est évidemment le soin. Mais il faut aussi les écouter, plutôt que de décider à leur place. C’est le point-clé. On parle beaucoup d’humilité dans ce débat, mais la première humilité, c’est l’écoute des patients, le respect de leur volonté. Il faut entendre ceux qui vous disent : « Ma vie n’est plus une vie ».

Noëlle Chatelet – En fait, nous avons toujours regretté cette opposition supposée entre soins palliatifs et aide à mourir. Les deux se complètent, en fait. Dans les deux cas, il s’agit d’offrir aux patients une fin de vie moins douloureuse. Nous réclamons d’ailleurs depuis longtemps un investissement massif dans les soins palliatifs, pour que chacun puisse en bénéficier là où il habite.

Propos recueillis par Laurent Joffrin

Laurent Joffrin