Une perle sur le Caillou

par Thierry Gandillot |  publié le 31/08/2024

La Nouvelle-Calédonie, le monde Kanak, un brin de folie, du réalisme magique… « Frapper l’épopée » mériterait un Goncourt!

D.R - Flammarion

Le 7 septembre prochain, Alice Zeniter fêtera ses trente-huit ans – c’est sûr. Fêtera-t-elle aussi, le 5 novembre, un prix Goncourt ? C’est moins sûr, mais ce serait mérité. L’obtention du Graal viendrait couronner la carrière de cette normalienne au parcours de météore. Il a commencé à l’âge de seize ans avec « Deux moins un égal zéro » aux éditions du Petit Véhicule. Depuis, la Sarthoise a rejoint les Grands Véhicules que sont Albin Michel puis Flammarion, enchaînant les récompenses : Prix du Livre Inter en 2013 ; Prix Renaudot des lycéens en 2015 ; Prix du Monde et Prix Goncourt des lycéens, pour l’éblouissant « L’Art de perdre » en 2017.

Après la quête de ses origines kabyles et le récit du drame des harkis (« L’Art de perdre »), Alice Zeniter se transporte en Nouvelle-Calédonie. Tass revient sur le Caillou en ébullition après des années à Paris et une rupture amoureuse qui la poursuit. Si l’histoire de ses ancêtres calédoniens reste pour elle un grand trou noir, elle n’en ressent pas moins le besoin de comprendre, et surtout de ressentir, ce qui la lie si profondément à cette terre et à son peuple.

Professeure à Nouméa, Tass est fascinée par deux élèves kanaks, Clémentin et Pénélope. Ces jumeaux un brin mystérieux, plutôt plus doués que la moyenne, sont insaisissables ; et elle se demande, à voir leurs traits tirés en classe, ce qu’ils font de leurs nuits. Elle a remarqué, sur leurs poignets, de minuscules tatouages malhabiles KNKY XXcra : Kanaky vaincra.

 Quand les jumeaux disparaissent, les gendarmes apprennent à Tass que ses protégés sont recherchés pour des délits mineurs à la motivation incertaine. Ils seraient en lien avec un groupe d’action mystérieux dont le slogan, MPTHY XXcra, est tagué à certains endroits de l’île.

Partie à leur recherche, Tass s’aventure dans une région où elle a été heureuse avant la mort de son père dans un accident de voiture. Là, après une chute dans un trou d’eau, elle rencontre le noyau dur du groupe qui promeut « l’empathie violente » : NEP (N’épousera-pas-un-pauvre), FidR ( Fille-de-la-Réussite) et Un Ruisseau.  Ils lui expliquent qu’il s’agit « de créer chez les Blancs un sentiment de dépossession, troubler l’évidence du chez-soi, limer la confiance qu’ils ont dans leur statut de propriétaire. Ne jamais être des voleurs, seulement des déplaceurs, des petits porteurs de chaos ».

 Exemple, l’opération Poignée de Nains. Elle vise à prélever régulièrement un peu de terre pour que la statue de bronze de la place des Cocotiers, représentant la poignée de main historique du 26 juin 1988 entre Tjibaou et Lafleur, bascule jusqu’à atteindre l’angle qui permettra au leader indépendantiste de se tenir au-dessus du chef des Loyalistes : une bascule de 36 degrés précisément.

En apnée au fond de son trou d’eau, Tass a aussi la vision de l’ancêtre qui a fondé la lignée dont elle est issue. On n’en dira pas plus. Car « Frapper l’épopée », titre emprunté à la rappeuse Casey ( « J’ai fripé la copie où est frappée l’épopée »), est un roman qui distille peu à peu ses zones d’ombres, plonge dans l’histoire tragique du Caillou tout en offrant de folles embardées de réalisme magique.

Alice Zeniter- Frapper l’épopée– Flammarion – 340 pages- 22 euros

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture