Victime et marionnette : qui manipule qui ?

par Laurent Perpère |  publié le 27/01/2024

Hakan Günday, auteur turc vivant à Paris, Prix Medicis 2015,  nous livre Zamir, son cinquième roman traduit en français. Virtuose, grinçant, drôle, dérangeant… un livre fort

D.R

A traverse une matière très romanesque, il nous propose aujourd’hui une réflexion élaborée, et à vrai dire assez désespérante malgré un ton très alerte, sur la charité bien ordonnée des organisations humanitaires et, plus largement, l’état du monde.

À peine né, Zamir est défiguré par l’explosion d’une bombe dans un camp de réfugiés syriens à la frontière turque. Pris en charge par All for All, qui gère le camp, il en devient l’icône, exhibée à travers le monde pour récolter des fonds. Occasion d’une plongée dans les rêves déçus des meilleurs de ces humanitaires, forcés au cynisme et au reniement par la mécanique implacable de la concurrence pour l’argent des donateurs. Donateurs qui eux-mêmes s’achètent une bonne conscience en optimisant leur imposition…

Révolté par ce qu’il comprend du rôle qu’on lui fait jouer, Zamir rejoint une autre organisation, très mystérieuse, la Fondation pour la Première Paix Mondiale, dont le seul but est d’éviter que les situations conflictuelles ne dégénèrent en guerres. Pour cela, tous les moyens sont bons : qu’importe une mort, si elle permet de sauver des millions de vie.

Cela nous vaut quelques histoires savoureuses, ancrées dans des situations politiques et stratégiques bien connues, racontées avec alacrité et distance.

Mais là aussi, la description de ces pratiques douteuses au service de la plus belle des causes ouvre une réflexion dérangeante sur les fins et les moyens, sur les passions humaines, sur la réalité et l’illusion de l’action autonome des dirigeants. Qui manipule qui ? Zamir finit par se perdre dans une paranoïa qui le fait douter de toutes les étapes de son expérience.

Ce qui pourrait être très ennuyeux ou dogmatique prend sous la plume de Günday une incroyable saveur.

L’intrigue, habilement construite, va de rebondissement en rebondissement à travers des scènes d’anthologie : par exemple la virtuosité avec laquelle Zamir évite le massacre projeté par un tyran africain de sa population musulmane, ou la rencontre du jeune Zamir avec le président turc marionnettiste, habile métaphore du populisme ambiant.

De telles scènes alternent avec bonheur, quand elles ne les illustrent pas, avec une réflexion désenchantée sur l’état d’un monde dystopique à peine différent du nôtre, où l’Allemagne expulse avec ordre et humanité (!) ses citoyens d’origine turque, où l’Angleterre prépare la guerre civile contre ses immigrés, où la Turquie organise un referendum sur l’existence d’Allah.

Cela parle de nous, en grinçant. C’est drôle. Et très dérangeant.

Laurent Perpère

chronique livre et culture