Défense européenne : jamais sans l’Italie

par Marcelle Padovani |  publié le 21/03/2025

Ancien chef d’état-major de l’armée italienne devenu expert en défense européenne, le général Vincenzo Camporini estime que l’Italie doive faire parti de l’avant-garde du système de sécurité continental.

Capture d'écran de l'émission "Non è l'Arena" sur la chaine italienne La 7, le 27 février 2022

Quel est l’état des lieux de l’armée italienne aujourd’hui ?

Nos forces armées comptent 160 000 militaires généralement engagés dans des missions de paix. L’Italie est le deuxième fournisseur des missions OTAN : avec ses 220 chars armés Ariete produits dans la Péninsule, ses navires de qualité comparables aux français et aux britanniques et ses avions de combat. C’est un joli capital armé, mais qui compte, hélas, un très gros défaut : il est peu lié aux autres forces du continent. Et cela, malgré les programmes communs élaborés avec les Français ou les Britanniques et la qualité de son entrainement, au cœur de l’école internationale de Sardaigne, où sont formés d’ailleurs des pilotes japonais,  hollandais, britanniques, américains, etc.

Comment ces forces armées peuvent-elles alors collaborer à la Défense européenne ?

Avant de répondre, il faut d’abord dire deux mots sur cette Défense. Dépendant étroitement de la volonté politique des différents pays, elle pourrait reproduire le « modèle OTAN » qui ne gère directement aucune armée, mais un système de commandement et de contrôle réparti dans différents « pôles » nationaux – celui de l’Italie se trouvant à Naples. Cela peut fonctionner, comme ça a été le cas, par exemple, de « l’opération Tchad » sous commandement français. Mais je le répète, la collaboration armée n’est jouable que si les gouvernements réussissent à se mettre d’accord dès le départ. Un feu vert des 27 étant aujourd’hui impensable, on ne peut imaginer qu’un consensus limité au noyau d’avant-garde, composé de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne et de la Grande-Bretagne (cette dernière au nom du traité de Lancaster House). 

Pourquoi l’exécutif italien tient-il à souligner à chaque rencontre de « Rearm Europe », qu’il n’ y aura jamais sur le terrain aucun soldat italien ?

Parce qu’il se berce encore d’illusions, imaginant pouvoir éviter la rupture du rapport transatlantique. Giorgia Meloni a longtemps soutenu qu’elle était « un pont entre États-Unis et Union Européenne ». Mais elle n’a « rassuré » en définitive que les anti européens, ou ceux qui sont pour le moins hostiles à la croissance de l’Europe et qui ne pensent qu’à se réjouir de la fêlure en cours au lieu de la déplorer.

Pourquoi l’opinion publique italienne est-elle hostile, elle aussi, à l’envoi de militaires italiens sur le terrain ?

Pensez un peu à notre histoire ! Notre pays a connu le Parti Communiste le plus puissant de l’Occident, qui ne voulait pas d’une guerre fratricide avec les Soviétiques, et il compose aussi avec une Église pacifiste très enracinée. L’opinion semble parfois anesthésiée, tant elle fait semblant d’ignorer que le mot « paix » est parfois un synonyme de « désastre ». Vous savez, je crois beaucoup à cette phrase de l’écrivain espagnol Carlos Ruiz Zafón : « Et lorsque la paix arriva, ce fut la paix des cimetières » …. 

Les pays européens pourraient-ils organiser leur « Rearm Europe » sans l’aide des Américains ?

L’aide américaine est un problème de taille. Mais il manque à « Rearm Europe » bon nombre d’autres éléments constituants. On peut prendre en exemple la tragique absence d’une défense anti missiles, malgré l’actuelle tentative de solution d’origine allemande : un « bouclier » construit en coopération avec des armées étrangères. C’est un beau projet même s’il nécessite pas mal d’investissements. Et puis, il y a les carences en systèmes satellitaires coopérants, par-delà le projet Iris2 (qui d’ailleurs n’entrera en fonction qu’en 2030), pour la récolte et l’analyse des informations. Mais complication principale concerne la non intégration des différents systèmes industriels européens qui ont des logiques et des buts singuliers qui ne sont pas forcément en harmonie avec les intérêts nationaux et encore moins européens. Je voudrais citer un analyste français qui m’a susurré de manière confidentielle : « Mon cher Vincenzo , est ce que tu crois vraiment que la politique de Défense et la politique industrielle françaises sont élaborées à l’Élysée ? Tu te trompes. Elles naissent dans les entrailles de Dassault ou de Thales, et ce n’est qu’après qu’elles sont validées par l’Élysée »….  Autrement dit, les plus grands ennemis de la Défense européenne sont aujourd’hui les administrateurs délégués des grandes industries qui ne veulent pas perdre leur pouvoir. C’est-à-dire leur marché. 

Marcelle Padovani

Correspondante à Rome