20/ Ukraine: Odessa, reine des mafias

par Jean-Paul Mari |  publié le 31/08/2024

Du 19e siècle à nos jours, mythe et réalité d’une ville, sacrée reine des mafias de la mer Noire

D.R

Evgueni les repère au premier coup d’œil. À peine débarqués de l’autobus qui arrive de Kiev ou de Lviv, les touristes lui tombent dans les bras, le souffle court, la tête renversée, l’œil humide en se pâmant… « Vite ! Montrez-nous Odessa à la criminelle ! » Elles sont toutes folles de lui. Pas de lui, d’Evgueni, robuste sexagénaire et historien à la barbiche savante. Non. De l’autre, de Miiiiissha, dit le Japonais, le bandit de grand chemin, mélange de Robin des bois, d’Arsène Lupin et de Casanova qui régnait au début du siècle dernier sur une Odessa mère de toutes les mafias, dans une atmosphère crépusculaire de cour des miracles hantée par le Japonais, le Chat Noir et Sonia aux mains d’or, où se mêlait le crime, le sang, l’or et l’ordure.

Bon, tout cela, c’est pour la légende. Et il va falloir expliquer aux belles étrangères la frontière entre le mythe et la réalité d’autrefois. Pas facile. Le mythe est puissant. Odessa est un port sur la mer Noire, ouvert à tous les vents, surtout les plus violents, et les cales des bateaux venus d’Europe ou d’Asie pleines de denrées appréciées par des générations de contrebandiers. Le bois, le charbon, l’acier, la porcelaine et surtout le tabac, le thé, l’alcool, l’opium, les armes et les munitions font toujours fait le bonheur des malfrats. Pas des voyous à la petite semaine, non, des grands, les vrais, de la race des aristocrates, de la lame et du pistolet.

Misha le Japonais – D.R

A l’époque, Antonoff les a bien connus. L’officier de police les a traqués toute une vie avant de se retirer à Saint-Pétersbourg. Le retraité ne manquait ni de talent ni de matière. Il publie, sous le nom de Pravdine, des récits à vous glacer le sang et à vous échauffer le cerveau. Sous sa plume, les exploits des mafias d’Odessa deviennent des contes des mille et une nuits sans dormir, à lire jusqu’au petit matin, une extraordinaire saga de l’ombre. La légende est née. Le succès est phénoménal. Le public en redemande.

Arrive Isaac Babel, écrivain juif, né dans la Moldavanka, quartier haut en couleur, qui puise dans son enfance les « Contes d’Odessa » où le chef de gang Benya Krik, « Le Roi » charismatique des mafieux, règne en maître, avec son allié et rival Froim Grach et Liouba « la Cosaque », femme volcanique. Isaac Babel, militaire chez les Cosaques, autorisé à suivre les interrogatoires de police au commissariat, y trouve sa matière. Et son génie littéraire fait le reste. Et quand le cinéma muet arrive, en 1912 – la force de l’image ! – un réalisateur russe, Vladimir Gardin puise dans la littérature de Pravdine son film à succès « Les Catacombes d’Odessa ». D’un côté, les bas-fonds de la ville ; de l’autre, la crème de l’écriture et de l’image. Le pire et le meilleur d’Odessa se sont unis pour créer un mythe forgé par Héphaïstos lui-même!

Alors, légende et billevesées ? Pas si sûr. La vraie Cour des Miracles d’Odessa n’est pas un jardin d’enfants délinquants. D’abord, il y a Miiiisha, Michka Yapontchik, Misha le Japonais, qui n’a rien de japonais mais est né juif, à Golta du côté de Nikolaiëv avant de venir à l’âge de quatre ans vivre à Odessa. Beau gosse, regard dominateur, des allures de noble russe. On le dit bandit audacieux mais élégant, un Robin des bois qui se refusait à voler les artistes, les avocats, les médecins, et raccompagnaient dans la neige de l’hiver une femme riche jusqu’à la porte de son domicile avant de la délester de sa chaude fourrure et de ses bijoux sonores. Voilà pour la légende. En réalité, Misha a commencé très tôt une carrière de voleur qui l’a envoyé en prison à 16 ans. En cellule, il lit beaucoup, notamment le manuel des règles du Samouraï, le « Bushido » et se promet à la sortie de créer un gang qui saura en suivre les strictes règles d’honneur.

Armes dans les Catacombes – Photo Jean Paul Mari LeJournal.info

Son code personnel est très classique et ses ordres sont simples : voler, tuer et violer au passage. Il impose des règles de fer et se lance dans le trafic de drogue et d’armes, vend sans scrupules au plus offrant, aux bolcheviks et à leurs ennemis. Son aura lui permet de s’imposer dans un milieu décapité par une offensive policière qui a jeté les chefs de gangs en prison et laissé des truands en déshérence. Misha le japonais est la tête qu’il leur faut et le bandit le plus célèbre de la Russie régnera sur jusqu’à 4000 hommes de main. C’est lui, Misha, petit juif du quartier de la Moldavanka, qui deviendra Benya Krik, « Le Roi » des Contes d’Odessa d’Isaac Babel.

Rien ne semble l’arrêter jusqu’à la révolution de 1917. Il a vingt-sept ans. Guerre civile, Rouges contre Blancs, les bolcheviks ont besoin d’hommes qui n’ont pas froid aux yeux et ils l’enrôlent de force avec 160 de ses truands. Après plusieurs batailles, il déserte avec toute sa bande pour revenir à Odessa mais se fait rattraper sur la route à Vozniesiensk. Les archives du KGB décrivent avec précison son arrestation, son interrogatoire et l’exécution de ses hommes. Misha est là, captif, mains derrière le dos, arrogant et défiant. Un officier le délie et lui demande de déposer ses armes. Il lui répond par un énorme coup de tête. Dans sa chute, l’autre sort un révolver et le crible de balles. Misha le Japonais est mort comme un Cosaque, debout.   

Enfants de l’Ecole du crime- D.R

Dans les Catacombes d’Odessa, où Misha avait installé une école du crime pour mineurs, passe aussi une jeune femme d’une beauté époustouflante, surnommée « Sonia aux mains d’or ». De son vrai nom Sophie Blufstein, la juive polonaise, mariée plusieurs fois, change sans cesse de nom, de mari et d’amant. Elle voyage beaucoup, de Varsovie aux fins fonds de l’Empire russe et rend fou la police du Tsar qui lui court après sans jamais l’attraper. Sa méthode est simple. Elle séduit, emmène sa riche victime chez elle, lui offre un dernier verre à la « Clafiline », sorte de drogue du viol qui lui sert, elle, à faire perdre toute conscience et mémoire au mâle éperdu. Et elle lui fait les poches avec un grand soin. Quand la police débarque, Sonia aux mains d’or est déjà très loin. Et les journaux et les gazettes de l’époque racontent ses exploits, en n’oubliant pas de rajouter quelques détails croustillants.

Sonia aux mains d’or -D.R

La belle Sonia aux mains d’or finira par se faire prendre. Et la police du Tsar, revancharde et insensible à son charme fou, l’enverra se flétrir, en Extrême-Orient russe, au nord du Japon, dans l’île de Sakhaline, dans l’enfer du froid décrit par Tchekhov et Soljenitsyne.

Le dernier chef criminel, Kulivar, surnommé Carrabas, sera assassiné dans un sauna dans les années 90. Tout le monde l’a regretté. Dernier boss légendaire, romantique et sage, il faisait office de juge de paix dans la mafia qui en a parfois bien besoin.

En marchant dans les souterrains des Catacombes d’Odessa, on peut encore voir, affichés dans les galeries, les portraits de Misha le Japonais et de Sonia aux mains d’or. Que reste-t-il aujourd’hui de cette histoire du passé ? Rien, vous assurent les bonnes âmes d’Odessa. D’ailleurs, les mafieux, sommés de choisir leur camp avec la guerre, et qui connaissent le manque de tendresse de la police russe, se sont rangés sagement du côté de l’Ukraine indépendante « Slavia Ukraina! »

Rien donc, ou si peu. Si ce n’est peut-être, osent écrire les méchantes plumes de la ville, qu’après sa mort, Carrabas a été remplacé, un temps, par un truand d’envergure que l’on a surnommé, à tort, l’Ange parce qu’il s’appelait Angert. Et cet Ange est connu pour avoir été le mentor d’un homme encore bien en vie et qui dirige la ville sans discontinuer depuis 2014 : Gennadiy Trukhanov, le maire actuel d’Odessa.

Fin de la série

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Jean-Paul Mari