Gaza : le trou noir de l’info

par Jean-Paul Mari |  publié le 14/11/2023

Frontières fermées, censure, propagande, journalistes palestiniens en position intenable…pourquoi ne savons-nous rien ou si peu de la réalité de la guerre à Gaza ? Décryptage

Khan Yunis dans le sud de la bande de Gaza, le 8 novembre 2023 - Photo par Mahmud HAMS / AFP

Que sait-on de Gaza aujourd’hui ? Que sait-on du réel des bombardements, du nombre exact de victimes, du vécu des habitants, de la réalité des accusations des deux camps ? Rien. Ou si peu. Et bien moins que ce qu’on pouvait savoir du siège de Sarajevo ou de Bagdad sous les bombes pendant la dernière guerre d’Irak. Gaza, à la Une des journaux et des télés, reste une zone obscure qui donne le champ libre à la propagande, aux fake news, à ces vérités d’un instant dont s’empare chaque camp pour nous intoxiquer avec une propagande sophistiquée.

Gaza se joue à huis clos. L’armée israélienne en a toujours rendu difficile l’accès aux reporters étrangers. Jusqu’au bouclage intégral. Elle ne permet plus que quelques incursions « embarquées », c’est à dire avec l’armée, souvent à l’intérieur de véhicules blindés, sous son contrôle, autorisant les interviews avec les officiers israéliens autorisés : le degré zéro du reportage. L’Égypte n’est pas en reste, qui se contente de bloquer l’accès sud du poste de Rafah.

Quant au Hamas, jusqu’ici maître de la bande de Gaza, il exige une accréditation – soit – et vous impose un guide-traducteur qui est… pénalement responsable de vous. Et de vos écrits. Autant dire, aux ordres du Hamas. Un journaliste palestinien de Gaza disait récemment à quel point les relations sont difficiles avec les autorités, en particulier les ministères de la Santé et de l’Intérieur.

Et pourtant ils meurent… Eux, ce sont les journalistes palestiniens, les « locaux » qui travaillent pour les grands médias, AFP, BBC, New York Times, etc. On bombarde leurs bureaux – 50 détruits ou endommagés- 41 journalistes tués depuis le début de la guerre, dont 4 Israéliens lors de l’attaque du 7 octobre. Et quand ils survivent, ils doivent parcourir un territoire aux allures d’après-séisme, sans essence pour leurs véhicules, sans électricité pour leur téléphone, sans nourriture et sans eau-  et on crève de soif en couvrant une guerre ! – en courant après un internet rare. Eux-mêmes dorment dehors ou dans les couloirs du premier hôpital venu. Et ils apprennent parfois – comme ce reporter d’Al Djazira en direct face à la caméra – que leur femme vient d’être tuée.

Le soupçon est jeté
Ils meurent, mais on les accuse. De tout. Le Hamas d’être des suppôts de l’Occident, les antisémites d’être prosémites et vice-versa, et l’armée israélienne, sur son compte X, ex-Tweeter, d’avoir été volontairement « embarqués » avec les combattants du Hamas pour documenter la « bravoure » de l’offensive du Hamas dans les kibboutz d’Israël. L’AP, CNN, le New York Times ont démenti, prouvé qu’ils n’étaient pas au courant de l’attaque et l’ONG Israélienne Honest Reporting, chargée de traquer les médias anti-israéliens, a reconnu qu’il n’y avait aucune preuve des accusations.. Trop tard. Le soupçon était jeté, le mal était fait.

Que manque-t-il aujourd’hui à l’information à Gaza ? L’essentiel. Ce n’est pas avec des photos légendées, un bout de vidéo ou un témoignage par téléphone qu’on décrypte un pareil chaos. Imaginez le Rwanda sans reporters ? Il y a une vingtaine d’années à peine, nous aurions eu, sur place, de reporters chevronnés – journaux, hebdos, télés, photos, agences-  venus des quatre coins de la planète, Europe et États-Unis compris.

Après le « tir » sur l’hôpital de Gaza attribué avec empressement par le Hamas à l’aviation israélienne, ces grands reporters, habitués aux conflits et aux armes, auraient tout de suite remarqué que l’impact au sol, sans un profond trou, ressemblait davantage… à un tir de roquette qu’à une frappe aérienne. Quand on couvre une guerre, après une semaine sur place, on acquiert une connaissance pragmatique du terrain, des pratiques locales, de ce qui est réaliste ou pas. Et on se force chaque jour à courir les hôpitaux morgues, petits comptables de la mort, pour avoir une estimation crédible du nombre des victimes et de la nature des blessures.

Où sont les grands reporters ?
Ah ! Objection.. mais ces reporters, ne voient que d’un œil, le leur ! Certes, sauf que tous les professionnels ne cessent de croiser leurs informations avec les autres pour approcher au plus près le réel. Qu’aurions-nous vu, seul, au Rwanda ? Pas grand-chose sinon l’horreur absolue. Et, quelles que soient leurs opinions, c’est bien la multiplicité des regards, des témoignages, des faits des enquêtes qui le permet, le légitime, le valide. On en est bien loin aujourd’hui à Gaza. Et pourquoi ne sont-ils pas là ces grands reporters ?

Parce qu’on a tout fait pour les en empêcher. La fermeture de Gaza, on l’a dit. Pas seulement. Alors le danger ? Allons donc. Des générations de journalistes l’ont affronté en toute connaissance de cause. Et ils en ont payé le prix. Non, la raison est plus sournoise. Depuis les années 1980, tous les mouvements terroristes, et parfois certains États, se sont empressés de les prendre en otage. Pour les empêcher de dire, les négocier ou les égorger face caméra. Liban, Irak, Iran, Syrie, Afghanistan, Mali, Algérie, Colombie… un peu partout, on s’est jeté sur l’aubaine. Plongeant dans l’embarras les gouvernements qui devaient négocier leur libération, lâcher de l’argent ici, libérer des terroristes là, cesser une opération militaire ailleurs.

Ces gouvernements ont fait pression sur les rédactions pour cesser d’envoyer des reporters en terrain dangereux ou de parler d’eux. Ah ! Leurs visages à la Une des journaux ou aux frontons des mairies… Gênant, voire insupportable. Les directeurs des rédactions eux-mêmes, pris entre deux feux, à la fois accusés d’irresponsabilité par l’État, culpabilisés et pressés d’agir par les familles, ont fini par mettre les pouces. Après tout, le jeu en vaut-il la chandelle ? Un bon reportage sur le climat ou le genre se lit bien et ne coûte pas grand-chose, non ?

Il est vrai qu’un grand-reporter de guerre coûte vraiment très cher : voyages, équipement, véhicule, interprète, fixeur, transmissions… le tout à prix d’or. Les assurances l’ont bien compris, qui ont fait bondir les primes d’assurances exorbitantes ou obligé des reporters à prendre des mesures grotesques, sous peine d’être hors contrat. Je me rappelle cette journaliste confirmée de télévision américaine, furieuse, mais contrainte de porter son gilet pare-éclats jusque dans les couloirs de notre hôtel et qui devait obéir à un garde de sécurité imposé par l’assurance, mais qui en savait deux fois moins qu’elle.

Faire disparaître les gêneurs
Terroristes, islamistes armés, djihadistes, rebelles et forcénés,  en tous genres, Hamas ou armée israélienne, gouvernements, rédactions frileuses, assurances gourmandes, tous se sont ligués et bien accordés pour faire disparaître peu à peu ces gêneurs qui couraient les terrains de conflit et avaient l’audace de raconter ce qu’ils voyaient. Alors, on a renoncé. En préférant la politique de l’autruche

Ils ne sont plus ou si peu à Gaza – où les « locaux », admirables, font tout ce qu’ils peuvent au prix de mille souffrances. On a mis les envoyés spéciaux sous le tapis, poussière de l’information et de l’histoire, pour le plus grand profit de tous les belligérants. On en paie le prix aujourd’hui. Tout le monde peut raconter n’importe quoi sur Gaza. Et le public choisir la propagande qui lui convient le mieux. Quant à ceux qui aimeraient connaître et tenter de comprendre un des plus grands conflits contemporains de la planète et avoir des reportages, honnêtes, diversifiés, aussi nuancés et paradoxaux que peut-être la réalité. Ils repasseront.

Gaza est un trou noir de l’info.

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