Je me souviens de Robert Badinter…
Plusieurs fois, tout au long de ma vie, j’ai croisé la haute figure de Robert Badinter. Souvenirs de rencontres lumineuses, qui ont soutenu ma foi dans la République. Par François Hollande
Il est des noms que l’on retient dès qu’on les entend. Il est des visages dont on sait qu’ils deviendront une figure. Il est des voix qui donnent le frisson rien qu’à leur timbre. Robert Badinter… Cette seule association d’un patronyme venu d’ailleurs et d’un prénom bien français indique un attachement indissoluble à la République. Ce nom est plus qu’une signature, c’est une profession de foi, pour le droit, la justice et la liberté.
Jeune socialiste, j’étais fier qu’il puisse apporter, dès les années 1970, sa réputation et ses engagements au parti qu’avait refondé François Mitterrand, même si j’avais compris que son militantisme était d’abord une affaire d’amitié. Mitterrand avait fondu dans le PS la Convention à laquelle il appartenait : il l’avait suivi, sans forcément comprendre ni partager les rites étranges d’une formation politique pratiquant un langage qu’il faisait mine de ne pas trop savoir parler.
Élève de l’ENA, j’ai été affecté en 1978 à la préfecture de Troyes, dans l’Aube. Les rues de la ville bruissaient encore du procès qui s’était tenu l’année précédente, au terme duquel Patrick Henry, un assassin qui avait enlevé puis tué un petit garçon de 7 ans, risquait sa vie. Dirigée contre la peine de mort, la plaidoirie de Robert Badinter avait sauvé la tête de l’accusé. Badinter avait convaincu le jury, mais pas nécessairement toute la population. Une partie d’entre elle avait crié « À mort ! » dès qu’avait été connue l’horreur du crime. À l’ouverture du procès, des membres du gouvernement de l’époque avaient réclamé la peine capitale, pour suivre une opinion qui, selon une formule d’un présentateur du journal télévisé, « avait peur ».
Mais à Troyes, aussi, certains, dont l’évêque du lieu, étaient reconnaissants, et à Robert Badinter et à ce jury populaire, d’avoir tenu bon. Badinter avait évité que Patrick Henry se fasse couper en deux. Celui-ci bénéficia d’une libération conditionnelle en 2001. Il commit des actes qui justifièrent son retour en prison. Le paradoxe a voulu que, devenu président de la République, je refusai de le gracier, sans que j’en aie jamais parlé à Robert Badinter.
Directeur de cabinet d’un ministre socialiste en 1983, j’assistai à une scène douloureuse pour la République. Le 3 juin, après que deux policiers avaient été tués dans leur mission, des syndicats de droite, voire d’extrême-droite, provoquèrent, lors des obsèques de leur collègue, une manifestation place Vendôme, devant les fenêtres du ministre de la Justice. Un certain nombre d’entre eux déposèrent leur képi, dénonçant le « laxisme » des magistrats. Certains allèrent jusqu’à crier « Badinter démission ! » et même « Badinter assassin ! » L’opposition de l’époque ne les dénonça pas, au contraire. Badinter était pour eux le symbole la faiblesse de la justice et lui-même fut l’objet d’une haine à nulle autre pareille.
Il avait défendu, non pas un symbole,
non pas simplement un principe :
il avait défendu la dignité humaine.
Plus tard, j’eus aussi à faire face à ces mouvements et Christiane Taubira fut également la proie de ces comportements séditieux. Mais ce qui frappait Badinter, c’était l’incessant retour du même reproche de la part de ceux qui n’avaient jamais admis l’abolition. Il était celui qui, forcément, était du côté des coupables et non des victimes. Il eut plusieurs fois à s’en défendre, mais, le plus souvent, il ignorait ces médiocres accusations. Il avait défendu, non pas un symbole, non pas simplement un principe : il avait défendu la dignité humaine. En faisant adopter par le Parlement cette loi maintenant inscrite dans la constitution, il avait servi, plus qu’aucun autre, la cause de la République.
Durant cette même année se tenaient des élections municipales. Peu de candidats socialistes eurent le courage d’inviter Robert Badinter à battre les estrades avec eux. Ils eurent tort. Là où il se rendit, notamment à La Roche-sur-Yon, en Vendée, ils furent élus. Car en politique, ce qui compte, c’est la constance, la cohérence, la fidélité et jamais la peur de l’opinion.
Bien plus tard, premier secrétaire du Parti socialiste, j’eus à intervenir pour arbitrer, comme souvent, une querelle d’investiture à l’occasion des élections sénatoriales dans les Hauts-de-Seine. Robert Badinter siégeait à la Haute assemblée depuis septembre 1995, Lionel Jospin y avait veillé. En 2004, il avait souhaité poursuivre son action au service du droit, mais il s’en trouvait dans sa fédération, et même au-delà, qui arguaient qu’il avait dépassé la limite d’âge.
Il fut donc près de renoncer, alors même que sa présence au Palais du Luxembourg offrait, non pas simplement une tribune à cet orateur exceptionnel, mais un levier pour faire prévaloir, dût-ce devant des conservateurs, les principes qui devaient guider les républicains. Je le convainquis de poursuivre sa tâche jusqu’en 2011. Il en fut heureux et nous en fûmes fiers.
—
Lire aussi sur LeJournal.info : Robert Badinter : la République incarnée, par Laurent Joffrin
—
Président de la République, j’ai reçu plusieurs fois Robert Badinter à l’Élysée. Il était très attentif à ce qui se produisait déjà en Ukraine, mais aussi en Syrie. Il vérifiait avec vigilance que, dans la lutte contre le terrorisme, nous ne nous écartions pas de l’état de droit. Il était mobilisé néanmoins par une nouvelle cause : celle de clarifier le Code du travail. Il entreprit donc, avec un honorable professeur de droit, Antoine Lyon-Caen, de rédiger un rapport sur les principes qui devaient soutenir notre législation.
Nul doute que s’il avait été mis en œuvre, nous aurions évité quelques difficultés dans la présentation d’un texte qui fut l’objet de pénibles controverses. Il en fut contrarié, car il pensait que la souplesse n’était nullement contradictoire avec la protection. De ce point de vue, Robert Badinter, sans être un doctrinaire, était un social-démocrate, au sens où il était convaincu qu’entre l’économie de marché et l’État, il y avait place pour le dialogue, pour le partenariat, pour le contrat, pour la convention.
Il est des destins qu’un adolescent écrit
sans encore savoir qu’il l’accomplirait.
Tel était Robert Badinter. Droit.
Lors d’un de mes derniers déplacements en France, à la fin de mon mandat comme chef de l’État, je me rendis à Chambéry. Je demandai à visiter la maison des Charmettes, là où Jean-Jacques Rousseau avait séjourné plus de six ans et où il avait constitué son magasin d’idées grâce à une généreuse protectrice. Cette ville était devenue un lieu de pèlerinage pour les révolutionnaires cherchant à retrouver des Lumières et pour les écrivains cherchant l’inspiration du grand philosophe. Transformée en musée, cette belle bâtisse accueille de nombreux visiteurs depuis des décennies. Le livre d’or me fut donc présenté.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’un jeune lycéen y avait laissé, à la fin de l’année 1943, un message ? Ou plutôt un quatrain. Alors même qu’il se cachait sous un autre nom que le sien et qu’il séjournait depuis plusieurs mois en Savoie, protégé par des familles qui savaient parfaitement qu’il était juif et qui veillaient surtout à ne pas laisser penser et le laisser savoir, eh bien lui-même avait, sans doute avec témérité, tenu à plaider pour la liberté et pour le respect dans ce document que la Gestapo aurait pu, à un moment ou à un autre, déceler. Dans ce message, dont il ignorait qu’il passerait à la postérité, il faisait l’éloge de l’égalité humaine et de la liberté.
Il est des destins qu’un adolescent écrit sans encore savoir qu’il l’accomplirait. Tel était Robert Badinter. Droit.