Nouvelle Calédonie : l’incendie prévisible

par Laurent Joffrin |  publié le 17/05/2024

C’est une impressionnante série d’erreurs qui a précipité la crise calédonienne et qui fait douter de la maîtrise du dossier par la majorité macronienne

. Des centaines d'agents de sécurité français ont tenté de rétablir l'ordre en Nouvelle-Calédonie le 18 mai, après une cinquième nuit d'émeutes, de pillages et de troubles -Photo Delphine Mayeur / AFP

Ainsi s’exprimait vendredi une habitante de Nouméa, métropolitaine, obligée avec sa famille de se barricader chez elle, armée, dans un quartier défendu par des milices caldoches munies de revolvers et de fusils à lunette contre les assauts de jeunes émeutiers eux aussi armés jusqu’aux dents : « On les avait prévenus depuis des mois. C’était sûr, la réforme du corps électoral allait provoquer des troubles. Ils n’ont rien voulu entendre et ils n’ont même pas prévu les effectifs suffisants en cas d’émeute. Maintenant, nous vivons une forme de guerre civile. .

Il faut bien le dire, les événements qui se déroulent depuis une semaine en Nouvelle-Calédonie confirment en tout point ces alarmantes prophéties. Le dégel du corps électoral a entraîné la révolte des plus déterminés des indépendantistes. Cette explosion découle – il y a quasi-consensus sur ce point – d’une remarquable série de gaffes, de bévues et de boulettes qui font douter de la compétence du gouvernement Macron dans la gestion de ce dossier hautement sensible.

Ancienne colonie devenue territoire largement autonome, la Nouvelle-Calédonie repose sur un compromis fragile établi dans les années 1980, qui prévoyait une marche prudente et progressive vers l’indépendance. Trois référendums ont eu lieu, deux ont vu la victoire des « non-indépendantistes » et le troisième, boycotté par les partis kanaks, qui en contestaient les modalités, a donné une forte majorité de « non » à toute indépendance.

Corps électoral

La composition du corps électoral joue dans ce processus un rôle déterminant. Le peuple kanak, présent dans l’archipel depuis des milliers d’années, forme 40 % de la population. Les autres se répartissent entre les Caldoches, des Français présents depuis plus d’un siècle, les métropolitains, venus habiter sur le « caillou » plus récemment, les immigrés de Wallis-et-Futuna et plusieurs autres ethnies minoritaires. Jacques Chirac avait sagement gelé le corps électoral, limitant le droit de vote aux habitants présents de longue date. Mais même dans ces conditions, l’indépendance a été rejetée (de peu). Il est clair que l’intégration de nouveaux votants, pour la plupart « non-kanaks » fermerait définitivement la voie de la souveraineté pour les habitants originels. D’où les troubles, provoqués par la volonté étrange du gouvernement de procéder, envers et contre tous les avertissements, au « dégel » de l’électorat, voté il y a quelques jours au Parlement français.

La tradition calédonienne, c’est la négociation, certes laborieuse et lente, mais qui avait permis, notamment à l’époque Rocard, d’apaiser les tensions et de construire une perspective commune d’émancipation qui réunisse toutes les communautés de l’île. En passant outre sous la pression des représentants caldoches, en donnant le sentiment que l’État français choisissait un camp contre un autre, et sans doute dans le souci de pérenniser la présence française dans la zone Pacifique, Emmanuel Macron a mis le feu aux poudres, sans prévoir un quelconque moyen d’éteindre l’incendie.

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Bien entendu, les affrontements ont réactivé les schémas anciens et simplistes. La droite réclame à cor et à cri le « retour à l’ordre », « l’autorité » et, de fait, la répression. Certes, rien ne peut se faire au milieu des émeutes et tous les habitants de l’île ont droit à la sécurité. Mais cet appel à la fermeté n’a de sens que s’il est accompagné de propositions de négociation sur l’avenir. C’est un fait que la Nouvelle-Calédonie a été conquise par la force au XIXème siècle, piétinant les droits des habitants premiers, dont leurs descendants réclament maintenant la souveraineté. Ne pas tenir compte de cette réalité, se contenter d’appliquer les règles métropolitaines à une situation très particulière, c’est amasser des combustibles pour les explosions futures.

Majorité

À l’opposé, une partie de la gauche, la plus radicale, plaque sur l’île ses convictions anticolonialistes. Mais que faire de la majorité « non-kanak » qui vit depuis des décennies sur l’île et qui concourt par là-même à sa relative prospérité ? La faire partir, comme naguère les « pieds-noirs » d’Algérie ? Les plus expérimentés des indépendantistes, qui sont rétifs à la violence et cherchent eux aussi le compromis, ne tiennent pas à provoquer la fuite des « blancs », avec qui ils ont montré qu’ils pouvaient discuter et, au fond, s’arranger, si évolution vers l’indépendance se poursuit. Ce sont les plus jeunes, issus souvent des quartiers les plus pauvres, qui ont basculé dans la violence, peut-être aidés par le concours subreptice de représentants étrangers, chinois ou azéris (l’Azerbaïdjan est fort mécontent du soutien apporté par la France à la cause arménienne).

Dans ces conditions, il n’est qu’une voie rationnelle : suspendre sine die le dégel du corps électoral, réaffirmer l’accord de la France à l’émancipation progressive de l’île et reprendre les négociations avec les leaders légitimes du peuple kanak, à la manière naguère mise en œuvre par Michel Rocard. Ce qu’on aurait dû faire avant les émeutes, au lieu de procéder par décisions unilatérales et coups de menton présomptueux.

Laurent Joffrin