R.Glucksmann : Macron «incapable de faire primer l’intérêt général sur des intérêts particuliers puissants»

par Valérie Lecasble |  publié le 15/03/2024

L’Ukraine, l’écologie et la défense,  le PS et la gauche,  la présidentielle et bien sûr l’Europe… le candidat  du PS aux élections européennes s’explique

Le candidat frontiste aux prochaines élections européennes pour les partis politiques français "Place publique" et Parti socialiste (PS) Raphael Glucksmann - Photo JOEL SAGET / AFP

– LeJournal.info :  Vos positions sont souvent considérées comme proches de celles d’Emmanuel Macron, à commencer sur l’Ukraine ?  

-Raphaël Glucksmann : Je dis toujours ce que je pense, je ne suis pas dans un jeu politique. Quand Emmanuel Macron dit qu’il faut bien plus aider l’Ukraine, je suis évidemment d’accord et je note que c’est lui qui évolue au fil du temps. Moi, cela fait 20 ans que j’alerte sur le risque de l’indolence et de la cécité des élites françaises et européennes à propos de la menace que fait peser Poutine sur notre sécurité. J’espère que cette fois le Président a compris et qu’il ne changera pas de cap une fois de plus.

Au-delà de l’Ukraine et la guerre qui ébranle le continent européen, j’ai avec Emmanuel Macron une différence fondamentale sur la vision de ce qu’est l’affirmation d’une puissance politique européenne. Lui est au service des grands intérêts privés et s’est opposé récemment aux progrès sociaux portés par la Commission européenne et la famille sociale-démocrate.

Quand j’ai travaillé pendant quatre ans pour obtenir un instrument de bannissement des produits de l’esclavage des ouïgours, Emmanuel Macron, à la demande du Medef, a édulcoré le texte dans les dernières heures de la négociation. Cette attitude se répète à chaque fois, comme lorsqu’il s’oppose à notre directive sociale-démocrate de protection des travailleurs des plateformes Uber et Deliveroo, le gouvernement d’Emmanuel Macron est le seul parmi tous les gouvernements en Europe qui s’y est opposé.

 – Le seul, vraiment ?  

– Oui. Et c’est une honte, vraiment. On retrouve une attitude similaire sur la taxation des super profits et des plus hauts patrimoines à l’échelle européenne. Tout ce qui touche à la justice fiscale, la justice sociale ou à l’ambition d’une transition écologique nous trouve en opposition avec Emmanuel Macron, pas simplement en France, mais au sein des institutions européennes.

On ne sait pas assez que ce Président, qui se veut le plus pro-européen, dont les partisans agitent des drapeaux européens dans les meetings, bloque en réalité les avancées sociales portées par les sociaux-démocrates dans les institutions européennes.

Sans oublier qu’Emmanuel Macron a lutté également pour exempter le secteur bancaire et financier du devoir de vigilance qui prévoit que les multinationales soient enfin responsables de l’ensemble de leur chaîne de valeur.

– Pour quelle raison ?  

– Parce qu’il est incapable de faire primer l’intérêt général sur des intérêts particuliers puissants, et mène une politique au service des plus riches et des plus forts de notre société. C’est un fait. Depuis cinq ans, ce qui nous distingue est évident, c’est notre rapport aux inégalités et à l’injustice. Emmanuel Macron n’est pas au rendez-vous de la justice.   Y compris sur les questions de soutien à la démocratie et à la Défense européenne, son refus de tenir tête aux intérêts privés pose problème.

Lorsque nous avons négocié avec la Commission européenne et Thierry Breton la directive sur la production et les livraisons de munitions à l’Ukraine. Paris a enlevé du texte toute priorisation pour pouvoir continuer les livraisons… aux Émirats Arabes Unis, au Qatar et à l’Arabie Saoudite. Et faire plaisir aux industriels de l’armement qui veulent poursuivre leurs vieux contrats avec leurs vieux amis.

Au bout de deux ans de conflit, la France s’enorgueillit de livrer 3 000 obus par mois quand les Russes en tirent 20 000 par jour ! Et dans le même temps, nous continuons donc à livrer des armes à Abu Dhabi, Doha et Riyad. On met les intérêts privés particuliers au-dessus de l’intérêt général.

Moi, je veux montrer que le sursaut de l’Europe, l’affirmation de l’Europe politique ne sera pas simplement dans les discours, mais se fera par des actes. La question est : dans une situation de guerre telle que nous la vivons, la puissance publique peut-elle contraindre les puissances du privé ?

« On n’attend pas de la France qu’elle secoue le cocotier, mais qu’elle soit leader du soutien à l’Ukraine grâce à une grande mobilisation industrielle pour que les démocraties se réveillent »

– Faut-il envoyer des troupes en Ukraine, comme le président l’a évoqué ? 

 Ce n’est pas ce que nous demandent les Ukrainiens et ce n’est pas l’urgence, mais un débat littéraire dont la France a le secret. L’urgence est qu’au bout de deux ans, les dirigeants européens n’ont pas réussi à mobiliser suffisamment leur société, leur industrie, leur économie, voilà l’immense faiblesse de Paris et de Berlin.

On n’attend pas de la France des déclarations, mais qu’elle soit leader du soutien à l’Ukraine grâce à une grande mobilisation industrielle pour que les démocraties se réveillent. 

-Pourtant, la France semble se mobiliser… pas assez ?  

– Pas assez, non. Concernant par exemple le projet de saisir les 206 milliards d’euros d’avoirs publics russes gelés dans nos banques, la Commission européenne a poussé, et ce sont Paris et Berlin qui ont freiné, par crainte de créer un précédent et de déstabiliser les marchés financiers.

Les institutions européennes sont plus allantes et ambitieuses, tandis que la France et l’Allemagne défendent leurs intérêts nationaux. Total reste le premier importateur de gaz naturel russe dans le monde et nous avons exempté Rosatom [NDLR : entreprise publique russe spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire] et la filière nucléaire russe de nos sanctions. Je demande des sanctions cohérentes : le sujet n’est pas de savoir si nos fils vont mourir ou pas pour Kyiv, mais de livrer massivement des armes à l’Ukraine.

La gauche

  – Pour les élections européennes, vous êtes alliés au Parti Socialiste d’Olivier Faure qui n’a pas coupé les liens avec la Nupes dont les positions sont diamétralement opposées aux vôtres. Comment vit-on avec quelqu’un qui est par ailleurs allié à ses opposants ?  

– Très bien. Je vous rassure, nous vivons très bien avec Olivier Faure et tous les socialistes. Nous sommes tous totalement engagés dans ce combat des Européennes. Avec Place Publique, nous avons toujours dit que ces élections seraient un moment de clarification. Nous ne pouvions pas partir aux Européennes avec des forces politiques comme La France Insoumise et le Parti Communiste avec lesquels nous ne partageons pas la même vision de l’Europe.

Depuis cinq ans avec le Parti Socialiste, nous sommes d’accord sur tout au Parlement européen, il n’y a pas eu la moindre feuille de papier à cigarette entre nous sur tous les combats que nous avons menés et toutes les positions que nous avons prises. Il est parfaitement logique de continuer cette aventure collective, nous sommes très en phase sur la manière dont nous défendons la démocratie européenne et prônons une réorientation vers plus d’Europe sociale, industrielle, écologique et de défense.

Nous sommes aussi en phase pour dire qu’avec le risque d’avoir en novembre un président américain qui bazarde la sécurité européenne, nous devons poser la question fondamentale de l’Europe de la Défense.   Nous sommes également d’accord pour modifier la fiscalité et les institutions européennes.

Nous avons réussi à constituer l’union non seulement entre Place Publique et le Parti socialiste, mais aussi au sein du Parti socialiste où tous les courants sont d’accord pour que je dirige cette campagne et aussi sur le projet et la capacité à créer une dynamique collective. Il n’y a pas de divergence entre nous là-dessus pas plus qu’il n’y en a pour assumer les divergences profondes qui existent au sein de la gauche française entre d’un côté une gauche fondamentalement sceptique vis-à-vis du projet européen et de l’autre une gauche qui assume son histoire européenne.

« On va démontrer qu’il y a une majorité des électeurs de gauche en France qui sont pro-européens et ne veulent pas choisir entre leur attachement au projet européen et à la transformation écologique »

– Votre liste est pourtant monolithique, pro-Olivier Faure et Parisienne ?  

Il n’y a rien de monolithique dans cette liste! Elle a été votée à 98 % par le Conseil National du Parti socialiste et tous les courants du parti adhèrent à la dynamique. Je suis confiant que nous avons réussi à faire l’union et je suis fier de cette liste représentative de toutes les opinions socialistes et de Place Publique. Nous avons créé une alchimie où il y a les sortants puis une répartition en fonction des géographies et des orientations. Nora Mebarek, la numéro deux, est une élue d’Arles, le numéro 3 Pierre Jouvet, un maire rural de la Drôme.

Plus globalement, ce qui nous unit, c’est la vision que l’on porte de l’Europe pour l’élection la plus décisive de son histoire.  Avec la question européenne, il y a le rapport à la démocratie et à la manière de faire de la politique. Et là, on va trancher. On va démontrer qu’il y a une majorité des électeurs de gauche en France qui sont pro-européens et ne veulent pas choisir entre leur attachement au projet européen et à la transformation écologique. Ils vont enfin pouvoir être heureux, en accord avec eux-mêmes et se dire qu’ils ne sacrifient rien de ce qui fait leur identité politique.  C’est une nouveauté.

Cela fait des années qu’à chaque élection, certains vont voter pour Jean-Luc Mélenchon même s’ils sont en désaccord frontal avec ce qu’il pense de l’Europe, parce qu’ils sont d’abord attachés à la solidarité sociale et à la lutte contre les inégalités ; ou bien à l’inverse, pour Emmanuel Macron, car l’attachement à la démocratie et au projet européen prime chez eux sur la quête de justice sociale. Désormais, ces électeurs n’ont plus besoin de se diviser intérieurement, ils peuvent enfin être d’accord avec eux-mêmes en conjuguant le projet européen et la lutte contre les inégalités.

La dynamique va montrer qu’une majorité de gauche pro-européenne accueillera ces gens-là qu’ils se disent ou non, favorables à Place Publique ou aux socialistes, ils peuvent être simplement humanistes, intéressés par la question européenne, soucieux de préserver la démocratie ou de s’engager politiquement.   C’est vraiment un moment de bascule. Si on n’y parvient pas aujourd’hui, on va se retrouver dans l’éternelle répétition du même. Nous voulons ouvrir les fenêtres pour laisser respirer ceux qui ont l’impression de suffoquer.

« Roosevelt et Blum ont fait plus pour les travailleurs et les droits sociaux que Lénine et Che Guevara »

– Votre slogan est donc: « ni Macron, ni Mélenchon » ?

Je ne me définis pas par rapport aux autres. Nous sommes les héritiers d’une famille politique qui a une voix forte, l’héritage de Jacques Delors et Robert Badinter. Nous avons une identité politique puissante. La transformation sociale-démocrate est tout à fait radicale dans ses objectifs et je veux rappeler à tous les révolutionnaires que Roosevelt et Blum ont fait plus pour les travailleurs et les droits sociaux que Lénine et Che Guevara. Le moment de bascule d’une gauche européenne, authentiquement démocrate et sociale, ne doit pas être raté. C’est maintenant. Il nous reste moins de trois mois.

– En France, on a besoin d’incarnation, notamment dans la perspective de l’élection présidentielle de 2027. Est-ce votre ambition d’incarner cette gauche-là ?

Cette élection européenne, je vous l’ai dit, est décisive. À l’échelle de l’Europe, le match se situe entre la droite conservatrice du Parti populaire européen et la gauche sociale-démocrate à laquelle j’appartiens.

Si la droite l’emporte, elle détricotera le Pacte vert et nous fera manquer ce moment historique de la transformation écologique. Si c’est la gauche, il y aura au contraire des politiques de protection sociale et la conquête de nouveaux droits comme pour les travailleurs des plateformes. Ce n’est pas pareil d’avoir à la tête de la Commission européenne, Barroso ou Goldman Sachs ou bien Delors ou la CFDT. Ce n’est pas la même direction ni la même ambition sociale.

Vous me permettrez de m’en tenir au 9 juin et de procéder étape par étape. L’Europe n’est pas pour moi un slogan électoral, c’est le combat de ma vie. C’est la seule manière pour moi de préserver un espace social, démocratique où l’on puisse vivre libre sans que le plus fort écrase le plus faible. Je veux être l’ambassadeur de ce projet dans notre pays. Alors, ma vie aura un sens.  

– Pourquoi cette élection serait-elle différente de celle de 2019 où vous étiez arrivé en 6e position ?

D’abord, il y a la guerre qui souligne l’importance des décisions qui vont être prises. Pour la première fois, on votera sur un continent en guerre ce qui oblige chacun de nous à une forme de vérité radicale parce qu’il s’agit de la chute dans l’abîme des démocraties, pas d’autre chose. Ensuite, on vient de vivre depuis cinq ans des crises majeures, la guerre bien sûr, mais aussi la pandémie et la crise climatique qui soulignent l’importance fondamentale de la capacité de l’Europe à mener des politiques différentes.

Toute notre critique sur les politiques libérales qui ont désarmé, affaibli nos nations, désindustrialisé des régions entières de notre continent, a été validée par l’histoire quand on s’est retrouvés incapables de produire des masques, du Doliprane ou du curare pour nos hôpitaux ; incapable de produire des munitions et d’avoir la poudre nécessaire pour les armes du front ukrainien.

Après 30 années d’une Europe qui a embrassé la dérégulation sans foi ni loi, nos propositions d’un protectionnisme écologique aux frontières de l’Union européenne, d’une réindustrialisation hors d’une concurrence libérale, tout cela n’apparaît plus comme une critique gauchiste ou utopiste, mais profondément réaliste.

Voilà pourquoi notre message est beaucoup plus audible qu’il y a cinq ans. Nous pouvons apporter des solutions globales qui intègrent les questions sociales, écologiques et de défense dans un seul projet. Nous avons besoin du retour du politique au poste de commandement. Nous devons montrer que la puissance publique est capable de planifier, d’organiser, de redistribuer. Pour cela, elle doit avoir un récit enthousiaste fondé sur l’idée de justice. C’est ce que nous allons chercher aux élections européennes.

Propos recueillis par Valérie Lecasble @vlecasble


Lire aussi sur LeJournal.info : Glucksmann passe l’oral, par Laurent Joffrin

Valérie Lecasble

Editorialiste politique