Si Kharkiv tombait…

publié le 17/05/2024

 Sans réaction d’envergure, le cauchemar est possible.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky visitant le site de construction d'une ligne de défense dans la région de Kharkiv, au milieu de l'invasion russe de l'Ukraine. (Photo UKRAINIAN PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / AFP

Dans le chaos de la guerre, la vérité du moment n’est qu’une apparence. Et bien fou celui qui croit lire son issue à partir d’un instantané spectaculaire, d’une victoire éclatante ou d’une déroute en désordre. La guerre en Ukraine n’échappe pas à cette absence de règles.

Février 2022, l’armée russe fond sur Kiev, les frontières craquent, la capitale est quasiment encerclée, le monde est sidéré, l’Europe s’affole. L’ours, affamé, ne va faire qu’une bouchée de son petit voisin. Erreur, Kiev résiste, se sauve, contre-attaque.

Septembre 2022, huit mois plus tard, l’armée ukrainienne lance une contre-offensive, audacieuse et décisive, reprend 6 000 km2 du territoire envahi, et ridiculise Poutine. La plus grande victoire militaire ukrainienne libère les commentaires : face au génie militaire et au patriotisme des Ukrainiens, l’armée russe n’est qu’un tigre de papier, son état-major un ramassis d’incompétents, ses soldats, des mercenaires sans convictions, des marionnettes bons pour la chair à canon. Mépris !

Conclusion : la prochaine offensive de Kiev se terminera sur les plages de Crimée. Nouvelle erreur. L’offensive se fait attendre, patine, s’enlise. On meurt pour rien, ou si peu. Conclusion : le front est figé, façon tranchées de 14-18, plus rien ne bougera avant longtemps. Encore une erreur bien sûr. Le 10 mai 2024, les Russes percent la frontière au nord-est de l’Ukraine. Ah ?

On réalise enfin que la Russie est un grand pays industriel et militaire, doté d’une population de 140 millions d’habitants, d’une immense profondeur stratégique et que, s’ils semblaient l’avoir oublié, les Russes font la guerre et ils la font bien. Moscou a appris de ses erreurs du début, les Russes ont renoué avec le patriotisme d’antan, la mort ne les effraie pas quand se croient attaqués par l’Occident, menacés de disparition – belle victoire de la propagande du Kremlin – et qu’ils sont prêts à se battre pour défendre la « Mère-Patrie ». Mieux, quand ils se battent, ils jettent toutes leurs forces dans la bataille, sans barguigner, ni sur les pertes ni sur les moyens, prêts à transformer leur appareil en économie de guerre. Tiens ! On a redécouvert la Russie et les Russes…

Une ville pas comme les autres

Le 10 mai dernier, ils ont percé au nord-est en direction de Kharkiv dont ils s’approchent. Kharkiv n’est pas une ville comme les autres. Elle est la deuxième plus grande ville du pays, l’ancienne capitale de l’Ukraine soviétique de 1917 à 1919, puis de 1920 à 1934. 1,4 million d’habitants, une industrie, quatre gares, un aéroport international, à 400 km de Kiev et, surtout, à 35 km de la frontière russe, quasiment à portée de canon. Les Russes ont percé, sont entrés dans Voltchansk sur la frontière, avalé 50 km2, repris 586 agglomérations… Certes, on s’y attendait un peu, pariant qu’ils pouvaient pousser jusqu’à Soumy, à 200 km de Kiev, la même route empruntée lors de leur invasion. Mais Kharkiv…

Reste qu’ils s’approchent. Les Ukrainiens, incapables de leur résister, reculent. Aujourd’hui, le renseignement militaire ukrainien brosse un portrait peu optimiste des événements. Cité par le site d’information Obozrevatel, il reconnait que « la situation dans la région de Kharkiv est à la limite. Elle devient critique à chaque heure qui passe. » Déjà, une partie des civils fuit vers l’Ouest. Certains étaient déjà partis dans cette direction lors de l’invasion, les autres s’étaient réfugiés dans les profondeurs abyssales d’un gigantesque métro. En surface, on s’était battu. Kharkiv avait tenu. La population, depuis, était revenue. Et tout recommence…

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Les lignes craquent

Malgré le « courage héroïque » de leurs défenseurs, les lignes ukrainiennes craquent. Mais pourquoi ? D’abord, les Russes ont appris de leurs déboires et sont désormais bien meilleurs, on l’a dit. Et puis, les soldats ukrainiens, qui pataugent dans la boue des tranchées parfois depuis deux ans, sont épuisés, en attendant une relève qui ne vient pas, par manque d’hommes, de réservoir démographique ou par manque d’enthousiasme. La guerre, quand elle dure, tue, blesse, invalide, vide les hommes et les cœurs.

Et il y a le manque d’armes, cruel ! Quand on est 30 millions d’habitants – dont 8 millions partis à l’étranger – contre 140 millions, le jeu, inégal, ne peut être corrigé qu’avec des armes modernes. L’Ukraine en manque, comme elle manque de munitions, d’obus à tirer, face au déluge de l’artillerie russe. Plus grave : « Qu’est-il arrivé aux fortifications prévues ? », s’interroge la presse nationale. La réponse tient en mot : la corruption.

Après la libération de septembre 2022, la présidence avait débloqué 300 millions de hrivnas (environ 7 millions d’euros) pour la construction de fortifications supplémentaires afin de contrer une offensive russe dans la région. Aujourd’hui, un officier du renseignement constate : « Il n’y a même pas de champs de mines. Nous en arrivons à la conclusion qu’il s’agit soit d’un crime honteux, soit d’un sabotage délibéré. » Le centre de lutte contre la corruption à Kiev dénonce : « L’administration militaire de la région a payé des millions à des intermédiaires fictifs ». La corruption, ce mal endémique de l’Ukraine, transforme le sang des soldats en or massif. La presse accuse : « Des fonctionnaires de l’administration militaire locale auraient conclu des accords avec des intermédiaires pour la construction de bunkers non-conformes, à base de béton fait avec du sable volé dans les carrières des environs. »

Les Russes, qui avancent, pourraient même s’attaquer à Soumy, plus au nord. Les Ukrainiens sont sans élan, le doute s’installe… Et si Kharkiv tombait ?

Catastrophe

Le résultat serait la plus grande catastrophe de la guerre en Ukraine. D’abord parce que, vu la puissance et la localisation de ce bastion au cœur des communications, la victoire militaire russe serait un formidable coup stratégique. Le coût civil, avec l’éventuel exode d’une partie des 1,4 millions de civils vers le reste de l’Ukraine, serait exorbitant. Le président Zelensky et son état-major ne sortiraient pas indemnes de cet échec et des accusations de corruption des fonctionnaires de l’État. Psychologiquement, l’échec et le constat d’une corruption plus forte que le patriotisme seraient un vrai coup au moral des Ukrainiens. Enfin, sur le plan diplomatique, le soutien extérieur, déjà un peu ébranlé, risque de se transformer en une « amicale » pression pour accepter une négociation avec l’ogre russe.

Kharkiv va-t-il tomber ? Nous n’en sommes pas là. Les Russes ont démontré leur capacité à percer, mais beaucoup estiment que l’armée russe n’a pas les moyens, pour l’instant, d’investir une aussi grande ville. Le plus probable, mais pas le moins dangereux, est que les canons russes, en se rapprochant de Kharkiv, tiennent la ville sous leur feu permanent, un nouveau front ouvert, rendant la vie difficile, voire impossible, à une population et une défense qui se croyaient quasiment hors d’atteinte.


Kharkiv ne tombera sans doute pas. Mais l’épisode met au grand jour – danger!- les faiblesses internes de l’Ukraine, la détermination opiniâtre du Kremlin, les hésitations de l’Europe et les jeux intérieurs dangereux des États-Unis où un homme politique irresponsable – Donald Trump, futur président ? – et son parti ont bloqué pendant six précieux mois une aide militaire urgente et cruciale. Le résultat est là, devant nous. Et démontre que, dans la guerre, tout est envisageable, même le pire, celui d’une victoire de Vladimir Poutine. Oui, Kharkiv nous dit que, sans réaction d’envergure, le cauchemar est possible.