Sylvie Pierre-Brossolette : « La porno-criminalité ne doit pas rester impunie »
Engagée contre la violence sur les sites pornographiques, la présidente du Haut Conseil à l’Égalité entre les hommes et les femmes demande aux pouvoirs publics de lutter efficacement contre les dérives violentes de la pornographie
Le gouvernement annonce enfin vouloir s’attaquer à la pornographie sur Internet…
« Il y a un peu plus d’un an, le Haut Conseil à l’Égalité entre les hommes et les femmes a mis à son programme l’examen des ravages de l’industrie pornographique. Nous avions conscience qu’il s’y passait des choses monstrueuses pour les femmes. Ces activités passent complètement sous les radars, dans l’indifférence générale malgré leur illégalité et leur caractère massif. Des millions voire des milliards de vidéos porno extrêmement violentes sont diffusées en open bar sur Internet. Les femmes y sont filmées dans des conditions abominables aux effets désastreux pour les mineurs. A dix ou douze ans, les enfants prennent comme modèles des relations sexuelles violentes agressives faites de torture et de barbarie. Quelques mois plus tard, le gouvernement adopte un projet de loi régulant certains aspects d’Internet.
Que pensez-vous du projet de loi ?
Il y avait dans le projet de loi une grande oubliée, les femmes. Ce projet de loi traite de la régulation du numérique, mais il oublie complètement nos propositions dans le secteur du porno. Nous avons donc rendu publiques nos conclusions pour que le Sénat puisse s’en emparer.
Qu’est-ce qui différencie la pornographie dite « normale » de la torture ou de la barbarie ?
L’atteinte à l’intégrité physique des personnes, la torture, la violence, le viol, c’est de la porno-criminalité. C’est illégal. Attention, nous ne demandons pas l’interdiction de la pornographie. Nous ne disons pas qu’elle est illégale. Nous disons que les aspects illégaux de la pornographie doivent être poursuivis et sanctionnés comme tels.
« 90 % des vidéos pornographiques contiennent des violences qui relèvent du code pénal »
La frontière est mince, non ?
Quand des femmes subissent tellement de pénétrations anales ou vaginales que leurs organes internes sortent, quand plusieurs hommes pénètrent une femme en même temps dans plusieurs orifices, quand on pratique l’électrocution dans le vagin ou dans la gorge, quand on pratique une fellation profonde jusqu’à l’étouffement, je vous laisse imaginer l’état de ces femmes. Les malheureuses victimes se retrouvent violées, malmenées, défoncées, c’est illégal. Ces violences sont réprimées par le Code pénal qui lui-même réprime le fait de l’enregistrer et de le diffuser. L’article 222- 33-3 sanctionne de la même peine le fait d’enregistrer et de diffuser les violences commises que l’auteur des violences. Il faut savoir que 90 % des vidéos pornographiques contiennent des violences qui relèvent du code pénal.
Doit-on s’en remettre à la justice ?
La voie judiciaire est trop lente. On va le voir d’ici la fin du mois avec le procès French Bukkake où, pour la première fois, 50 victimes ont déposé plainte. Dix-sept hommes vont comparaître devant la cour criminelle départementale. Ces procédures ont pris des années au Parquet de Paris et occupé pas mal de leurs troupes. Si on faisait cela pour tout ce qui se passe sur Internet, le système judiciaire français serait complètement bloqué. On risquerait la thrombose. Bien sûr, il faut continuer à poursuivre les auteurs, les producteurs, les violeurs. Mais, dans l’urgence, il faut tout de suite couper ces images afin d’épargner les mineurs et de décourager les producteurs. Voilà pourquoi notre proposition phare est de demander que Pharos, la plateforme administrative du ministère de l’Intérieur, retire les séquences illégales dans les vidéos porno, celles qui portent atteinte à l’intégrité physique des personnes. De même que pour le terrorisme ou la pédopornographie, nous affirmons que les scènes de torture et de barbarie portent un tel préjudice à la société qu’elles doivent être enlevées d’Internet, de façon dérogatoire du droit commun, sans attendre un procès judiciaire.
« 47 % des garçons pensent qu’il est normal d’agresser une femme lors de relations sexuelles »
On risque de vous reprocher d’employer une méthode expéditive, vous ne pensez pas ?
Regardons les faits : la moitié des garçons entre dix et douze ans regarde au moins une fois par mois de la pornographie. En conséquence, 47 % des garçons pensent qu’il est normal d’agresser sexuellement une femme lors de relations sexuelles. Et 42 % de ces jeunes garçons sont convaincus que ça fait plaisir aux filles. C’est une catastrophe pour toute une génération. C’est l’école du crime, du sexisme, des violences sexuelles. Et après, on s’étonne que les féminicides et les agressions sexuelles augmentent. On lutte contre les violences, on essaye de protéger les femmes, on met les auteurs en prison. Mais, si on n’arrête pas le porno, on n’arrêtera pas le flux des violences. Surtout si on continue à offrir comme modèle à la jeune génération qui arrive la violence banalisée, y compris dans les rapports sexuels. Le porno est la seule école d’éducation sexuelle qui existe pour l’instant dans ce pays. C’est incohérent.
Mais vous ne pouvez pas interdire la pornographie ?
Les femmes sont, depuis 20 ans, victimes d’un massacre à but lucratif. Personne ne s’en émeut, sous prétexte qu’Internet doit être libre. L’une des grandes excuses est de dire qu’il s’agit d’une forme de cinéma. Mais non, ce n’est pas du cinéma ! Les souffrances sont réelles. Les femmes hurlent vraiment. Et le consommateur jouit de leurs souffrances. Une souffrance érotisée. On fait rimer violence et plaisir, souffrance et sexualité. Tout est mélangé dans une confusion affreuse. La France est le troisième consommateur au monde de pornographie. Beaucoup de Français regardent, ce qui contribue au déni général. On se dit, le porno, il en faut un peu. Là, on a pris conscience du degré de violence monstrueux qui était imposé aux femmes. Par ailleurs, peu de parents ont envie que leurs enfants soient exposés à ces images.
Vous êtes la seule à joindre le dossier des femmes et des mineurs à celui de la porno-criminalité…
Il y a trois choses différentes : la protection des mineurs, la pédopornographie et la porno-criminalité. Concernant la protection des mineurs, les sites doivent mettre en place un système de blocage pour empêcher les mineurs de pouvoir avoir accès aux images. Sur ce sujet, on patauge complètement. Aucun pays au monde n’a trouvé le bon système. L’Australie, le Royaume-Uni et même les États-Unis se sont avoués vaincus. La France, fidèle à elle-même, empile loi sur loi. Aucune n’est satisfaisante. Celle de 2020 était pas mal, mais depuis le gouvernement a inventé un nouveau projet de loi qui a… tout remis en question !
« Le gouvernement est tombé dans un piège car il y aura toutes sortes de recours »
Vous évoquez là les cinq grands sites pornographiques qui étaient menacés de fermeture par la Justice ?
Effectivement. En application de la loi de 2020 sur l’obligation faite aux sites pornographiques de mettre en place un système de blocage pour les mineurs, une procédure avait été lancée par l’Arcom (l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, née du CSA) de mise en demeure des cinq plus grands sites qui diffusaient de la pornographie. Constatant qu’ils n’avaient pas mis en place ce système de blocage obligatoire, l’Arcom les a déférés devant la Justice, qui a lancé une procédure contre laquelle il y a eu toutes sortes de recours intentés par les plateformes en question. Une fois les recours en justice éclusés, on allait enfin avoir le procès pour que la Justice prononce la fermeture de ces sites. Soudain, le gouvernement a annoncé qu’il allait proposer un nouveau système où ce ne seraient plus les sites eux-mêmes mais l’Arcom et la CNIL qui fourniraient désormais le référentiel à mettre en place. En raison de ce nouvel élément, la procédure a été interrompue. Et on est repartis de zéro.
Cette nouvelle loi serait donc plus facile à contourner que l’ancienne ?
Il y a deux changements majeurs. La loi de 2020 disait : les sites doivent mettre en place leur propre système de blocage et la justice doit juger. En 2023, on dit, c’est l’Arcom et la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] qui fournissent le système. Et c’est l’Arcom qui ferme les sites. Ce deuxième point permet d’aller plus vite en évitant beaucoup de recours. Mais le premier point, lui, ouvre la voie à toutes sortes de recours. M.Barrot, ministre en charge, a été sensible aux arguments des plateformes qui rechignaient à mettre au point leur propre système de blocage. La facilité était de leur fournir ce système clé en mains. Le gouvernement est tombé dans un piège car il y aura toutes sortes de recours. Je l’ai expliqué à M.Barrot. Mais le gouvernement n’a pas changé d’avis.
Où est le piège ?
Si c’est l’État ou les autorités administratives qui fournissent le référentiel, ils seront immédiatement attaqués. On en a pour dix ans de procédure devant la Cour de justice européenne, avec tous les recours possibles et imaginables. En admettant que ce référentiel fourni soit enfin admis par les juges, il sera obsolète….
Comment protéger les mineurs tout en protégeant les données personnelles ?
On n’a pas trouvé le système idéal. Un système est proposé par la CNIL, dit de double aveugle. Pour protéger les libertés d’identité du consommateur, la personne qui donne son nom est contrôlée par quelqu’un qui vérifiera son âge et sa carte d’identité mais le donnera à une troisième personne qui ne connaît pas son nom.
« En cas de violence, il faut supprimer les images, comme pour le terrorisme »
Cela semble bien compliqué ?
C’est la seule manière. L’ennui, c’est qu’il y aura sans doute une parade. Mais le plus simple, ce serait qu’il n’y ait pas ces images.
D’où l’intérêt de la plateforme Pharos gérée par policiers et gendarmes et qui se saisit du contenu. Soit en raison de signalements, soit par des contrôles de leur propre initiative. J’en ai discuté avec le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Grâce à l’intelligence artificielle, il est possible de sélectionner parmi la masse d’images celles contenant la violence qui sont susceptibles de devoir être supprimées. Pharos vérifie qu’il s’agit bien d’actes de violence, de torture car malheureusement, cela se voit. L’horreur est là et quand elle est visionnée, elle est palpable, c’est une évidence. La plateforme demande aux hébergeurs concernés de supprimer ces contenus. Les hébergeurs français, généralement, obéissent. Les hébergeurs étrangers pas forcément. Alors, Pharos a le pouvoir de demander au fournisseur d’accès pour la France de bloquer l’URL. Comme pour le terrorisme et la pédopornographie, c’est faisable.
Le projet de loi actuel sur le numérique ne serait pas à la hauteur des enjeux ? Inquiétant…
Le projet de loi de départ ne l’était pas. Il ne contenait aucune mesure concernant la lutte contre la porno-criminalité. Les jours de débat à l’Assemblée Nationale ont permis d’adopter certains amendements qui vont dans le bon sens grâce à l’engagement des parlementaires.
Quelque soit la conclusion nous avons gagné la bataille de la communication.
Les parlementaires n’étaient pas du tout alertés sur la dimension de violence extrême que comportait la pornographie et leur incidence sur les cerveaux des enfants. La prise de conscience, ce choc, est acquis. A quelle vitesse cela va-t-il être traduit en obligation législative et réglementaire ? Cela prendra le temps qu’il faudra, certains premiers pas vont être franchis dès ce projet de loi.
J’espère vraiment qu’on y arrivera dans les prochains mois. Il y a urgence. On peut réguler l’accès des mineurs, on peut réguler le cyberharcèlement. Mais si on ne règle pas le troisième pan, celui des violences faites aux femmes dans la pornographie, on aura loupé un énorme sujet dans la régulation d’Internet.
L’obstacle est qu’Internet demeure le symbole mondial de la liberté de communiquer ?
Partout dans le monde, on commence à sanctionner les contenus manifestement illégaux. En France sont illégales les scènes de torture dont la définition est : toute souffrance intense, mentale ou physique, infligée intentionnellement à une personne. Cette définition résulte de la convention internationale de New-York que la France a signée dans les années 1980 et qui a été confirmée par une jurisprudence de la Cour de cassation en 2017.
C’est exactement ce qui se passe sur les plateaux de tournage de la pornographie. C’est hélas cela qui provoque la jouissance du consommateurs. Une souffrance est intentionnellement infligée. Ce n’est pas juste le spectacle de trois pénis entrant en même temps dans un vagin, mais c’est parce que la femme souffre qu’il y a une jouissance. Cette érotisation de la souffrance est un spectacle terrible. En plus d’être illégal.
« Je sens désormais une volonté politique inédite de changer les choses »
Pourtant, certaines actrices porno vous reprochent de ne pas avoir entendu qu’elles étaient consentantes …
Nul ne peut consentir à sa propre déchéance. Le code pénal est au-dessus du code civil. On ne peut pas mettre dans un contrat entre un employeur et un employé des éléments qui seraient pénalement répréhensibles. On ne peut pas prévoir qu’il y ait une atteinte à l’intégrité de sa propre personne. Le consentement ne vaut rien juridiquement dans ce cas -là. Il ne vaut qu’entre adultes dans des scènes privées, à condition que ce ne soit pas à but lucratif et surtout pas filmé et diffusé. Une « actrice » peut consentir à des atteintes à son intégrité physique, cela reste illégal.
Est-ce utopique d’imaginer imposer un changement?
Non. Je sens désormais une volonté politique. Il y a un an, un rapport trans-partisan de quatre sénatrices rapporteuses formidables, premier pavé dans la mare, a secoué les consciences. Nous avons voulu aller plus loin en démontrant l’illégalité de la porno-criminalité et en apportant des solutions que le Sénat n’avait pas encore eu le temps d’examiner.
La publication de notre rapport en Une des journaux de toutes les couleurs politiques, du Figaro à l’Humanité, a provoqué une déflagration. Avec une totale unanimité sur les conclusions. Je n’ai jamais vu un tel consensus dans toute ma carrière.
« Puissance des lobbies, intérêts économiques énormes…il ne faut pas baisser les bras devant les forces obscures »
L’industrie du porno représente beaucoup d’argent et d’influence…vous craignez sa réaction ?
C’est certain, les réactions de l’industrie pornographique seront très fortes. Si on cherche à les entraver, il y aura des recours. Il faudra une loi et une avalanche de décrets, de règlements qui en découleront pour limiter leur activité. Aux États-Unis par exemple où des dizaines d’Etats avaient voté le contrôle d’âge, il y a eu des recours.
A force de financer les plus gros cabinets d’avocats et de trouver les failles juridiques, beaucoup de ces recours ont été gagnés. Il n’y a plus que quatre ou cinq États où le contrôle d’âge est encore en vigueur.
Nous avons gagné la bataille de l’opinion mais la bataille juridique est loin d’être gagnée. Les intérêts économiques sont énormes, des milliards sont en jeu. Ils vont défendre leur bout de gras. Les lobbys, déjà en place, vont œuvrer pour que ne soient pas votées le jour venu les mesures efficaces. Ensuite, nous aurons les recours contre les décrets et les règlements.
Mais les juges ouvrent les yeux. Aujourd’hui, on commence à comprendre que toute liberté doit être encadrée. Quand il s’agit de défendre les plus vulnérables, les femmes qui se font massacrer et les jeunes qui regardent ces images qui les marquent à vie, les juges y seront sensibles s’il y a des recours.
Quand on enregistre et qu’on diffuse des scènes de violence, on est complice, responsable et criminel, au même titre que ceux qui commettent les violences. Les coupables doivent être sanctionnés. Mais pour les décourager de recommencer, les séquences des films doivent être supprimées.
Merci aux médias de nous avoir relayés. Ensemble, on pourra continuer à pousser le gouvernement et le parlement à ne pas baisser les bras devant ces forces obscures. »
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