Badinter, l’anti « woke »
L’ancien ministre de la Justice professait un universalisme intransigeant, à l’opposé exact des thèses proclamées par les militants décoloniaux ou « wokistes ».
L’hommage national unanime rendu à Robert Badinter repose sur un paradoxe. Rarement en France personnalité aura été autant vilipendée que le ministre de la Justice de François Mitterrand. La droite et l’extrême-droite en avaient fait à l’époque leur bête noire, symbole à leurs yeux d’une justice « laxiste » et d’une indulgence coupable envers les criminels. L’abolition de la peine de mort était pour le Front national une aberration cardinale et, longtemps, ses dirigeants ont fait figurer son rétablissement en bonne place dans leur programme. Quant à l’extrême-gauche et à la France insoumise, elles ne se reconnaissaient en rien dans les options clairement réformistes de Robert Badinter, qui plaidait sans cesse à gauche pour une reconnaissance de l’économie de marché, même s’il approuvait sa régulation par la puissance publique. De même l’avocat flamboyant reprochait durement aux Insoumis leur refus d’appeler à voter Macron pour « faire barrage » au Rassemblement.
Enfin, tout dans son itinéraire et dans ses prises de positions était à l’opposé de l’absurde faute consistant à ne pas désigner le Hamas comme organisation terroriste après le massacre du 7 octobre. Rien d’étonnant, donc, à ce que sa famille n’ait pas souhaité la présence des frontistes et des insoumis lors de cette cérémonie solennelle. Seul point positif dans cette affaire : même si les désaccords étaient profonds, et sans doute à contrecoeur, les leaders des deux extrêmes se sont sentis tenus de joindre leurs voix aux témoignages de respect et d’admiration envers l’ancien ministre. L’hypocrisie, comme on sait, est un hommage du vice à la vertu.
Allergie
Mais Badinter assumait son désaccord avec la gauche radicale sur un autre point essentiel : il professait une singulière allergie à la « politique de l’identité » prôné certains militants décoloniaux, néo-féministes ou LGBTQI, qu’on regroupe souvent sous le vocable de « wokistes ». Pour lui, Français juif, fils d’un père mort à Sobibor, dont la famille a été décimée par les nazis après avoir été discriminée par le régime de Vichy, tout ce qui distingue les citoyens français sur une base religieuse ou ethnique, tout que qui pourrait renvoyer les minorités à un enfermement dans leur communauté était à proscrire.
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Universaliste intransigeant, républicain de stricte obédience, il ne voyait en France que des citoyens français, quelle que soit leur origine ou la couleur de leur peau. Il avait fait siennes les paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre dans son célèbre discours demandant l’émancipation des Juifs de France : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus ». Aux Juifs et aux autres… Il avait ainsi bataillé contre l’inscription de la notion de « peuple corse » dans la constitution. Il avait encore émis des réserves sur l’instauration obligatoire d’une parité femme-homme dans la loi, jugeant cette mesure contraignante contraire à la philosophie civique de la République.
Attention vigilante
Pire, peut-être, pour ces militants « wokistes », Badinter avait démontré par son action que ce républicanisme ardent ne contredisait en rien une attention vigilante au sort des minorités et à leur revendication d’égalité. C’est lui qui a poussé, comme ministre de la Justice, à la dépénalisation de l’homosexualité il y a quarante ans. « Cette discrimination et cette répression, proclama-t-il, sont incompatibles avec les principes, ceux d’un grand pays de liberté. » C’est encore lui, alors sénateur, qui ouvre la voie à l’entrée du « mariage pour tous » dans la loi. « Les homosexuels, proclame-t-il, doivent entrer dans le droit par la grande porte du code civil. » C’est pourquoi il soumet au Sénat un amendement sur le concubinage, dont l’objet principal est de redéfinir le couple en droit, affirmant qu’il peut être « de sexe différent ou de même sexe », précédent qui s’appliquera ensuite au mariage.
Ainsi, puisque chacun, désormais, salue la mémoire du père de l’abolition, rend des hommages vibrant à son idée de la République, chacun doit aussi saisir ce message essentiel, testamentaire même : c’est en s’appuyant sur l’héritage des Lumières, sur l’universalisme républicain, et non sur l’éloge vicié de la différence et de l’identité, en vogue dans certains cercles militants, qu’on peut lutter contre les graves discriminations qui frappent les minorités sexuelles ou culturelles.