Benoist de Sinety : « La loi sur l’immigration souffre d’un délire collectif »

par Valérie Lecasble |  publié le 15/11/2023

Prêtre à Saint-Eubert à Lille, l’ex-vicaire général de Paris lance un appel contre la misère. Il s’inquiète de l’emballement des inégalités, de l’isolement dans une société qui ne sait plus partager. Et des clivages religieux utilisés pour exacerber les tensions

Portrait de Mgr Benoist de SINETY - Guillaume Poli - CIRIC

– LJ.info : Près de 70 ans après l’appel de l’abbé Pierre en faveur des mal-logés et des démunis, rien n’a changé en France ?

– Benoist de Sinety : Non, rien n’a changé. Lors de toutes les étapes de sa vie, l’abbé Pierre a voulu s’investir pour le bien commun. Dans la Résistance puis dans la vie politique comme député, il n’a pas cherché à faire carrière, mais à s’engager pour le bien commun. Et puis, avec ce fameux appel de 1954, il y a eu en lui cette communion assez remarquable entre le désir comme être humain de pouvoir s’engager pour la société, et de le faire comme un disciple du Christ.  C’est cette cohérence entre ces deux pôles qui ont fait de l’abbé Pierre l’homme le plus populaire de France pendant des dizaines d’années

– LJ.info : Revenons à aujourd’hui. En 2017, Emmanuel Macron avait promis, s’il était élu, qu’il n’y aurait plus sous sa Présidence, de sans-domicile fixe dans les rues…

 – B.de.S : Emmanuel Macron a voulu faire mieux que Jésus qui dit dans l’Évangile : « des pauvres, vous en aurez toujours avec vous ». Éradiquer la pauvreté c’est prométhéen. La vraie question, c’est d’éradiquer la misère. On lutte contre la misère par le partage, il n’y a pas d’autre moyen. Le partage, cela veut dire ce que l’on est prêt soi-même à partager et pas uniquement à demander aux autres de partager. 

Notre société est étouffée aujourd’hui par l’isolement. Chacun se replie dans son petit monde, se réfugie dans le confort de petits clubs. Les gens sont prêts à donner avec générosité quand ils ont de l’argent pour que leur argent serve aux autres. Mais la question est, quel investissement personnel est-on prêt à faire pour se rencontrer, pour tisser ou retisser des liens de fraternité entre nous ? L’immense question est là. Quant à l’État, il doit encourager les gens. Dire : «  allez-y! Engagez-vous, rencontrez »

– LJ.info : Comment est-ce que vous percevez le projet de loi sur l’immigration ?

– B.de.S : Avec cette loi sur l’immigration, on a vécu un moment de délire collectif. Des sénateurs, niant la sagesse de leur fonction, ont fait de la surenchère au lieu de tenter de trouver un compromis. L’explosion des passions tristes. Plutôt que de construire un texte pour le bien commun, on a cherché à produire une loi qui exclut, divise, clive la société encore plus. On sait bien que la plupart des dispositions risquent d’être déboutées par les juridictions constitutionnelles. Et d’ailleurs elles ne seront pas reprises par le Gouvernement… Ces postures-là sont uniquement prises pour montrer qu’on est du côté de l’ordre. Peu importe le résultat final, le mal est fait : cela clive la société et attise les peurs. 

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– LJ.info : Et la suppression de l’Aide médicale d’État ?

– B.de.S : Tous les organismes hospitaliers, toutes les autorités médicales disent que la supprimer est une folie. Plutôt que de soigner les maladies à la racine et de les empêcher de dégénérer, on les laisserait s’aggraver et devenir plus coûteuses. Absurde ! Tout cela pour rassurer l’opinion parce que le grand slogan, c’est qu’ils viennent se soigner à nos frais donc, il faut supprimer l’Aide Médicale d’Etat. En la réservant uniquement aux cas extrêmes. On porte aussi un coup violent au serment d’Hippocrate, si essentiel pour la confiance entre patients et soignants !

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– LJ.info : Les sénateurs ont aussi reculé sur la régularisation des sans-papiers…

B.de.S : Nous avons 800 000 sans-papiers en France. Personne ne sait quoi en faire. Soit on les laisse dans l’illégalité, et débrouillez-vous ! Alors qu’ils n’auront quasiment plus aucun espoir d’être régularisés. Soit on régularise une partie d’entre eux avec des critères précis. Soit on décide des expulsions massives. À ce moment-là, il faudra mobiliser des milliers de gendarmes et de policiers ou créer des camps d’internement gigantesques.

Oui, il y a des gens qu’il faut reconduire. Mais la parole de l’Église, me semble-t-il sur ces sujets-là, se doit de dire aux politiques : « vous ne devez pas traiter avec inhumanité des êtres humains ». L’Église n’a pas vocation à faire les lois, mais à rappeler le respect dû à chaque vie humaine.

LJ.info : Parmi eux, il y a des musulmans. Et certains clament qu’ils sont plus difficiles à intégrer que les autres ?

B.de.S : Il y a des apprentis sorciers qui ne se rendent sans doute pas compte de la dangerosité de leur dialectique. En combinant lutte des classes et appartenance religieuse, on fabrique un cocktail explosif. Les musulmans contre les chrétiens, les athées contre… c’est une question terrifiante.

En France, on est sûrs d’avoir un message pour le monde entier, cristallisé, depuis la Révolution, sur les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, la fraternité, la République. Pendant deux siècles, nous avons vécu avec la certitude d’être une voix importante dans le monde. D’où, aujourd’hui, notre difficulté à comprendre pourquoi les gens ne nous renvoient pas la même empathie.

Ainsi, on imagine que pour un migrant, le rêve est de devenir français. Le Britannique, l’Allemand sait très bien que le rêve du migrant n’est pas de devenir Britannique, Français ou Allemand. Très souvent, le migrant demande juste le droit de travailler. 

LJ.info : L’offensive du Hamas en Israël et les actes antisémites reposent la question de la difficulté d’être juif aujourd’hui. Sont-ils condamnés à un destin collectif ?

B.de.S : Le 7 octobre a été le resurgissement du plus hideux, de l’horreur, du mal absolu. Ce moment-là de l’histoire mérite le silence, la sidération. Les nazis ont fait un massacre en règle, mais ils n’en ont pas fait la publicité. Là, les assassins ont filmé et l’ont montré, ils ont laissé leurs victimes dans des charniers visibles. C’est hallucinant de bestialité. 

Après, il y a la question immense, qui est posée du peuple juif : 15 millions de personnes sur 7 milliards d’individus, c’est une goutte d’eau. Ce peuple-là est au cœur de toutes les interrogations, une espèce de nœud gordien dans l’humanité que beaucoup préféreraient – et depuis toujours – faire sauter. Les Juifs sont la communauté dans laquelle Dieu s’est manifesté pour en faire son peuple et pour faire alliance avec lui. Ils reçoivent cette alliance comme une mission et sans doute aussi pour certains comme un fardeau. Le fait d’être juif vous rend solidaire. Vous pouvez toujours vous déclarer agnostique, voire cracher sur la Torah, vous restez un Juif aux yeux du monde. 

Comme dans toutes les autres religions, il peut y avoir des hommes politiques sans scrupule et sans aucune conviction religieuse qui instrumentalisent la religion afin d’en faire un levier pour fonder leur politique. Et c’est probablement ce qui se passe dans la sphère du gouvernement israélien.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Valérie Lecasble

Editorialiste politique