Série : Bolloré contre la République (2/5)
On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points. Aujourd’hui : l’opération Zemmour
Consigne donnée à Paris-Match, Europe1, CNews et dans quelques autres dépendances de l’empire bolloréen : parlant de Marine Le Pen ou d’Éric Zemmour, on ne dira plus « extrême-droite » mais «droite » ou, à la rigueur « droite nationale ».
Comme le chantait France Gall, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour tout analyste de la vie politique, ça veut dire beaucoup. D’abord que cet empire, au vrai, est géré comme un parti politique : consignes générales, éléments de langage, doctrine commune et candidats aux élections qu’il faut s’efforcer d’imposer dans le paysage selon la dénomination qui leur convient.
Ensuite que la bataille culturelle et politique engagée par « Vincent tout-puissant » est longuement pensée et minutieuse. Imposer « droite » à la place « d’extrême-droite », c’est évidemment contribuer à la campagne de « dédiabolisation » menée d’abord par le RN, ensuite, sur un mode différent, par Reconquête, le parti d’Éric Zemmour. C’est surtout banaliser, dans le débat public des idées, des propositions, des raisonnements qui faisaient autrefois scandale et infligeaient à leurs promoteurs une image sulfureuse qui faisait fuir les électeurs modérés.
Ainsi a été montée l’opération Zemmour. Écarté du service public, puis de RTL pour ses dérapages incessants, confiné sur Paris-Première, chaîne payante à la moindre audience, le polémiste atterrit chez Bolloré le 14 octobre 2019, dans une nouvelle émission, Face à l’Info, du lundi au jeudi, de 19 h à 20 h sur CNews. A priori, c’est surtout une affaire d’audimat. CNews multiplie par trois son score lors de sa première intervention, puis réussit à dépasser les autres chaînes d’info sur ce créneau horaire.
Mais un an plus tard, l’affaire prend un tour nettement politique. En coulisse, le roi des audiences commence à préparer sa candidature à la présidentielle. Bolloré est-il dans la confidence ? On ne sait avec certitude, même si la probabilité est forte. Toujours est-il que l’émission continue jusqu’au 8 septembre 2021, quand Éric Zemmour officialise sa candidature.
Après cette date, son absence est toute relative : la chaîne suit pas à pas sa campagne et lui réserve une large place sur l’antenne. À tel point que le 1er décembre suivant, Marine Le Pen, sur France Inter, se plaint amèrement de ce qu’elle tient pour un traitement de faveur. « M. Bolloré, lance-t-elle, doit comprendre que ce n’est pas aux patrons de presse de décider qui doit être président de la République ».
On dira, bien sûr, qu’une chaîne privée a bien le droit d’afficher ses préférences politiques, dès lors qu’elle n’enfreint pas les règles de pluralisme édictées par l’ARCOM, le gendarme des médias. Et surtout que Reconquête est un parti légal, qui présente, dans les règles républicaines, un candidat à la présidentielle. Circulez, il n’y a rien à redire ? Oui et non. Zemmour a le droit de concourir et de s’exprimer, évidemment. Mais on a le droit de lui répondre et de montrer, par la simple analyse de ses discours, que sa campagne est, de toute évidence, dirigée contre les valeurs de la République.
Autre point de détail, fort significatif. À la fin de ses discours, le candidat d’extrême-droite, comme les autres, s’exclame « Vive la République, vive la France ! ». Mais pas exactement… Il dit en fait : « Vive la République ! Et, surtout, vive la France ! ». L’ajout veut tout dire : ce qui compte pour lui, c’est la France, la France éternelle aux racines chrétiennes et aux « quarante rois » qui ont fait le pays.
La République, il n’est pas difficile de le comprendre, est un régime politique plus qu’une composante essentielle de la nation, un régime particulier, transitoire, qui pèse peu face à la force de l’identité nationale selon Zemmour. Comme dans les textes canoniques de l’extrême-droite, c’est son avènement qui a déclenché la décadence française, ce sont ses lois qui autorisent « la submersion migratoire » menant au «grand remplacement », ce sont les traités internationaux qu’elle a signés qui ligotent les gouvernements et les empêchent d’exercer leur souveraineté en matière de frontières.
Zemmour, en fait, passe son temps à dénoncer « la tyrannie des juges », le pouvoir des instances indépendantes, françaises ou européennes, qui encadrent l’activité législative. Son objectif est officiel, clairement affirmé : se débarrasser de cet état de droit qui bride la souveraineté populaire et prive la nation de son libre arbitre. Or cet état de droit, patiemment construit depuis plus d’un siècle par les républicains de toutes obédiences, donne précisément son socle légal à l’exercice du pouvoir et à la protection des libertés publiques.
Zemmour, et derrière lui Bolloré, agissent dans le cadre de la République. Mais c’est pour mieux la miner de l’intérieur.
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