Série : Bolloré contre la République (4/5)
On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points. Aujourd’hui : CNews date des années 30
Fable contemporaine et historique à la fois : parti de peu, un industriel à succès se hisse au niveau des grandes fortunes françaises et décide d’user de son argent pour influer sur la vie politique. Il met la main sur un média existant, plutôt élitiste, pour lui imposer une ligne très droitière ; il développe un autre média, populaire celui-là, pour diffuser les mêmes idées xénophobes et intolérantes auprès d’un public beaucoup plus large.
Avec force millions, il soutient les leaders d’extrême-droite promoteurs d’un discours antirépublicain. Du coup, beaucoup de commentateurs et d’analystes s’inquiètent de son imperium médiatique et voient en lui le capitaliste le plus influent de son époque, au service d’une idéologie nationaliste et traditionaliste.
Le lecteur informé ne mettra pas longtemps à mettre un nom sur ce personnage : Vincent Bolloré. Eh bien non ! Ce magnat du capitalisme et de la presse s’appelle en fait François Coty, parfumeur du début du 20e siècle, homme d’argent d’influence au service de l’extrême-droite. Son histoire montre que l’interférence des grands industriels dans la vie politique ne date pas d’hier et que la saga Bolloré a des précédents, qui présentent les mêmes effets délétères.
Avant la guerre de 14-18, François Spoturno est un jeune corse exilé à Marseille, puis à Paris, préparateur en pharmacie, qui se découvre un don pour détecter et juger les harmonies olfactives. Formé à la parfumerie, à Grasse notamment, il crée sa propre entreprise, qui remporte rapidement un succès national. Il prend le nom de François Coty, plus commercial, et fait montre d’un talent de créateur et de vendeur hors du commun.
Il est l’un des premiers à prêter une attention minutieuse, non seulement à l’originalité du parfum, mais aussi à l’apparence des flacons qui les contiennent, tout comme au réseau de distribution qui les commercialise. Les parfums Coty se vendent dans tout le pays, touchant à la fois les élites et les classes moyennes, ce qui permet à leur fondateur de bâtir une immense fortune, l’une des premières de France.
Collectionneur, mécène, Coty bâtit des résidences princières, mène grand train, devenant l’un des capitalistes les plus en vue du pays tout en continuant de créer des parfums nouveaux et de surveiller de très près ses affaires.
Après la guerre, ce patriote fervent juge le pays en pleine déliquescence, poussé vers l’abîme par un régime parlementaire inefficace et corrompu. Fort de ses réserves financières, il achète discrètement les actions du grand journal de la bourgeoisie française, Le Figaro en devient en quelques années son actionnaire majoritaire. Il en modernise le contenu et le fonctionnement, absorbe d’autres journaux pour renforcer le lectorat et, surtout, lui imprime une ligne politique nettement plus à droite.
Admirateur de Mussolini, gagné aux thèses antisémites, Coty milite, non pour un régime fasciste, mais pour une République plus autoritaire, xénophobe, fondé sur les valeurs traditionnelles de la religion et de la tradition.
Soucieux de toucher les classes populaires, il lance ensuite, à grands frais, un quotidien populaire, vendu au prix dérisoire de deux sous, L’Ami du Peuple, une sorte de CNews avant la lettre, dont il pousse la diffusion à près d’un million d’exemplaires. La « presse Coty » devient l’un des centres d’influence essentiels pour la diffusion des idées de l’extrême-droite des années trente, d’autant que le milliardaire n’hésite pas à financer directement les mouvements proches de ses idées, comme l’Action française de Charles Maurras ou bien le Faisceau de Georges Valois.
Anachronisme ? Oui et non. Coty soutenait des groupes antisémites, ouvertement fascistes, souvent factieux, qui allaient se distinguer lors de l’émeute antiparlementaire du 6 février 1934 et, pour une grande partie d’entre eux, dans la collaboration avec les nazis entre 1940 et 1944. Traditionnalistes, proches de l’extrême-droite contemporaine, les médias Bolloré sont, fort heureusement, loin des extrémités des années trente.
Vincent Bolloré voue par exemple un culte à son oncle qui a débarqué l’un des premiers le 6 juin 1944 avec les « commandos Kieffer », héros de la Libération. On se gardera donc de lui appliquer la rhétorique antifasciste, facilité militante qui affaiblit la critique de ses idées.
Mais, mutatis mutandis, qui ne voit, dans ce bref résumé de la saga Coty, une sorte d’original dont l’aventure Bolloré est une lointaine copie ?
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